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Malgré tout, je n’ai pas la présence d’esprit de fermer les yeux. Donc je vois. Je vois sans très bien comprendre. Je vois sans pleinement enregistrer. On a tiré un fort projectile à ailette dans l’épaisse paroi de la cuve et celle-ci a explosé. Il s’en est suivi aussitôt un mini raz de marée en direction des spectateurs. La trombe et les caïmans qu’elle a entraînés ont submergé la tribune et ses occupants. Nous deux, Sauveur et moi, sommes hors d’atteinte sur notre grille. On joue les spectateurs.

Et alors, franchement, ça mérite de rester en vie pour voir ça ! Les quatorze « jurés » et le grand inquisiteur se retrouvent pêle-mêle, anéantis par la masse de l’eau et des sauriens, assommés, noyés, en tout cas suffocants. Les crocos, plus aptes à récupérer que les hommes dans de telles circonstances, sont en train de jouer la polka des mandibules sur ce monceau de bidoche en tenue de soirée. Ils s’en donnent à cœur joie, les monstres ! Ça devient cris et suçottements, à bord. On entend craquer les os ! Ceux qui récupèrent tentent de se remettre debout, mais leurs fringues détrempées freinent leurs mouvements.

Et puis, surtout, par une sorte de fenestron d’aération situé à deux mètres du plancher, le gonzier qui a scrafé la cuve est toujours en poste et défouraille maintenant à la mitraillette. Il ratisse épais, le gars ! Pour pas qu’il perde de temps, sitôt qu’il a zipé son chargeur, quelqu’un lui passe une autre arroseuse et recharge la première. C’est la grosse extermination. La Saint-Barthélemy irrémédiable. Rrrran ! Rrrrrran ! Une tisane de mort effrayante ! L’équarrissage systématique ! Même les caïmans sont touchés, qu’à ce propos, je ne sais toujours pas s’il s’agit d’alligators ou de caïmans, mais je penche pour des caïmans.

Enfin le feu cesse. Mais toutes ces agonies empilées clapotent mochement. Ça ruisselle comme après une pluie tropicale : sang d’hommes, sang de crocos confondus. Deux ou trois bestioles que les balles n’ont pas atteintes continuent tranquillos leur festin. Y a même le plus gros qui, fin gourmet, se fait la jambe gauche de la femme platinée, et tu veux parier qu’il est cap’ de lui bouffer le cul tout de suite after ? Tu serais étonné par ces animaux, leur raffinement !

Le tireur du fenestron disparaît. Lui succède alors une bouille rubiconde. Une voix angoissée demande :

— Est-ce qu’aurait-il un Santantonio d’vivant dans c’ bordel à cul ?

13

Lorsque nous sommes délivrés, Béru apostrophe Sauveur en termes véhéments :

— C’est toi, Kajapoul, hmmm ? J’t’ reconnais, c’est ma pomme qui t’a serré à l’un d’tes premiers casses, si tu t’souviendreras ? Tu doives avoir encore à la pommette la cicatrice dont j’ t’ai fait av’c ma ch’valière en cuiv’ qu’j portais à l’époque et qu’ j’ai dû m’défaire d’puis, car é commettait trop d’dégâts dans mes énervances. Dis voir, m’sieur l’mec, qu’est-ce y t’a pris d’embarquer mon Sana dans tes remoulades ricaines ? Un garçon impec, instruit, d’valeur, promise à un avenir resplendissante !

Boug’ d’Chinois vert, va ! M’lu risquer la peau ! Et pour qui, Seigneur, j’vous y d’mande ? Pour un malfrat encore plus faisandé qu’tézigue. Lu aussi, j’l’ai connu, Miguel-langue-de-velours. Quand y montait pas en ligne au Crédit Lyonnais ou à la Société Générale, y bouffait des chagattes ! Un sacré goinfre ! Toutes les tapineuses de Pantruche l’ raffolaient. Un vrai caméléon, ce gonzier ! La menteuse en tire-bouchon. Y passait ses aprèmes et ses vacances entre les jambons d’une frangine à lui briquer l’clito à l’huile de parlotes. Une épée, dans son genre.

« Note que ma pomme aussi j’raffole de la broute sur gazon frisé. Mais d’là à déferler des tyroliennes baveuses des heures durant dans la minouche d’une gerce, y a une margelle ! Moi, j’sus pour l’braque. Monté comme I am, c’s’rait malheureux. L’empaffage, c’est mon violon d’Indre-et-Loire, comme qui dirait. J’m’accomplille vraiment qu’les paluches su’ les miches d’une dame pour assurerer la prise : j’sus du genre ramoneur. Mais j’t’en reviens à cette idée de m’dévergonder l’môme. J’en suis baba qu’il cédasse à ta propose. Comme quoi, on peut jamais êt’ tranquille av’c les jeunots. Si on s’rait pas arrivés pile, tu t’laissais bouffer par des crocodiles. »

— C’est des alligators ! objecte Sauveur.

— Non, interviens-je. Des caïmans !

— Caïmans ou alligators, sans nous, y s’faisait bel et bien claper comme une entrecôte par ces vilaines bestioles. Non, mais vise-moi çu-là qu’est pas crevé et qu’a la prétention d’me sucrer une guitare ! Saloperie ! T’vas voir ta gueule !

Et Bérurier de shooter avec vigueur dans la tronche du saurien, lequel, sous ces coups de boutoir répétés, finit par abaisser sa herse et sombrer dans le coma.

Peut-être serait-il opportun, ô mon lecteur avisé, que je te précise une chose essentielle : Bérurier le Vaillant est revêtu d’une combinaison de plongeur qui le fait ressembler à quelque cétacé jailli des profondeurs. Son masque, remonté sur son bonnet de caoutchouc, ajoute au personnage un je-ne-sais-quoi d’extraterrestre qui désoriente.

— Tu es venu à bord comment ? demandé-je.

— On a un grand signe du Zodiac en cayoudchouc, genre barlu de débarqu’ment. Dans un sens, notre opération ressemb’ à celle d’Sainte-Mère-l’Eglise à la Libé.

— Qui ça, « nous » ?

— Ben, moi, Pinuche et l’commando, quoi !

— Pinuche est ici ?

— L’est d’meuré su’ l’signe du Zodiac, biscotte son emphysème. Lui, à son âge, la plongée sous-marine, ça lu torpill’rait les bronches.

— Explique-nous ce qui s’est passé, Gros ? Après avoir failli mourir bouffés par des caïmans, ce serait malheureux de crever de curiosité.

Le veau marin go :

— C’t’à la sute du coup d’turlu qu’t’y as passé pour l’affranchir à propos d’vot’ espédition à la suce-moi-l’-nœud.

— Eh bien ?

— Aussitôt qu’t’as eu raccroché, la Pine est v’nu m’esposer l’topo. On a décidé qu’ça fouettait la gadoue, vot’ histoire, et qu’on d’vait se manier la rondelle pour t’sortir d’ce sac d’embrouilles. Alors on est été voir l’Vieux. Et là, j’doive dire qu’il a été très bien, Chilou ! Efficace pour un’ fois. Tout d’sute il a fait tilt et a cramponné son turlu pour tuber au grand patron de l’F.B.I. dont il connaît. Le bonhomme en question s’est foutu dans une de ces rognes cont’ l’Cartel Noir, mais une rogne qu’on l’entendait gueuler dans l’biniou au Dabe. Tout en angliche, je t’fais remarquer. Une rogne dans c’t’ langue-là fait plus d’effet que dans les aut’, sauf p’t-êt’ l’allemand et l’japonais.

« Il disait, c’est le Vieux qui nous l’a répété, que l’nouveau Président voulait purger l’pays de cet Etat dans l’Etat qui soudoiliait la police, la justice, les institutions. Il voulait qu’on nettoive à fond et qu’tant pis pour la casse, tout ça. Y l’a d’mandé qu’on allave, moi et Pinuche, l’rejoind’ à Vagin-se-tond pour bien mett’ les choses au point concernant vous deux, y espliquer à fond la caisse l’bidule. D’or et d’orgeat, y l’allait brancher une équipe d’élite su’ c’bigntz. Pas des manchots, ni des ripoux qui se laissassent remplir les fouilles par l’Cartel, mais des encore utiles, façon Elliot Ness, des qu’on est sûr qu’au petit ni au grand jamais y bouffassent dans les gamelles des gredins. Tout ça.