— Je doute que les dirigeants civils de cette planète aient su précisément ce qui se préparait, déclara Geary. Mais ils devaient au moins se douter que les représentants du Syndic réagiraient d’une manière ou d’une autre.
— En les exposant aux mêmes risques d’un bombardement par les fragments de ces lunes et d’un tir de barrage de la flotte en guise de représailles. » Rione affichait une mine sévère. « Capitaine Geary, je sais que les lois de la guerre vous interdisent de soumettre les installations et les villes de Sutrah Cinq à un bombardement orbital, mais je vous prie de faire grâce aux civils de cette planète, qui ne sont que des pions. »
Geary vit quasiment les traits de Desjani trahir son mépris, mais il hocha la tête. « Nous exercerons des représailles, madame la coprésidente, mais pas en massacrant des civils innocents. Veuillez, je vous prie, recontacter les autorités civiles de Sutrah Cinq et leur demander d’évacuer tous les centres industriels ou miniers et toutes les installations destinées aux transports. Dont les terrains d’atterrissage et les astroports. Expliquez-leur que je ne déciderai de la totalité de ce qui devra être détruit, et qui pourrait bien être supérieure à ce qui se trouve déjà sur cette liste, que lorsque j’aurai vu quel accueil ce camp de travail réservera à mes fusiliers. » Il laissait à présent percer sa colère, à l’idée de ce qui aurait pu se produire. « Assurez-vous qu’ils aient bien compris : en cas d’autres problèmes, le prix à payer sera monstrueux et ils devront s’acquitter en personne de la facture. »
Rione opina avec un petit sourire. « Très bien, capitaine Geary. Je veillerai à ce qu’ils comprennent vos ordres et qu’ils se rendent compte que leur vie dépend de la qualité de leur coopération. »
Desjani changea de position dans son fauteuil ; elle avait l’air mal à l’aise. « Et aussi la base militaire, n’est-ce pas, capitaine Geary ? »
Celui-ci vérifia sur son écran et constata que la région de la planète qui hébergeait cette base était en ce moment même dans la ligne de mire de la flotte. « Non. Une évacuation partielle semble déjà en cours.
— Partielle ?
— Oui. On distingue des colonnes de véhicules terrestres, mais la plupart de leurs occupants appartiennent visiblement aux familles des militaires. On n’aperçoit que peu d’uniformes. » Desjani le fixa en arquant un sourcil. « Il semble que les soldats du Syndic soient décidés à camper jusqu’au bout sur leurs positions. » Cette perspective n’eut pas l’air de la déranger outre mesure.
Ce n’était pas le cas de Geary. Il réfléchit en se massant le menton. « Des véhicules terrestres. On n’a rien repéré d’autre qui quittait la base ?
— Voyons voir. » Cette fois, Desjani haussa les deux sourcils. « Ah, si. Plusieurs véhicules aériens ont décollé voilà plus d’une demi-heure vers la plus proche chaîne de montagnes. Le système les a suivis à la trace.
— Les commandants en chef, partis se réfugier en toute sécurité dans un bunker enfoui pour y exercer douillettement leurs représailles. »
Desjani hocha la tête.
« Je veux qu’on me trouve ce bunker. »
Elle sourit.
« Nous disposons de projectiles cinétiques destinés aux bombardements orbitaux et capables de pénétrer profondément dans la roche la plus solide, j’imagine ?
— En effet, capitaine », répondit Desjani sur un ton jubilatoire. Geary venait de lui donner implicitement le signal d’éliminer les Syndics, et elle voyait la vie en rose.
Un essaim de navettes avait quitté la flotte de l’Alliance et piquait à présent vers Sutrah Cinq comme une nuée de criquets s’abattant sur des cultures. Au-dessus, les vaisseaux de la flotte de l’Alliance avaient resserré les rangs, mais leur formation n’en couvrait pas moins un vaste secteur en surplomb de la planète. Geary savait que les habitants de Sutrah Cinq fixaient désormais le ciel, terrifiés, conscients que cette flotte pouvait à tout instant faire pleuvoir la mort et la désolation sur leurs têtes et rendre, en un éclair, leur monde inhabitable.
L’image virtuelle de la force de débarquement flottait près du siège de Geary avec, telles des cartes de visite, ses rangées d’officiers des fusiliers à sa disposition. D’un seul geste du doigt, il pouvait s’adresser directement à chacun de ces hommes et voir par leurs yeux grâce aux senseurs qui équipaient leurs casques. Mais, peu enclin à déroger à la voie hiérarchique, même si le système de contrôle et de commandes le lui aurait aisément permis, il se contenta d’appeler le colonel Carabali.
« Les navettes de reconnaissance n’ont détecté aucune trace d’armes nucléaires ou de destruction massive, lui apprit-elle. Nous allons effectuer un second balayage puis nous débarquerons les équipes d’éclaireurs.
— Avez-vous confirmation de la présence de la quantité prévue de prisonniers de l’Alliance ?
— Ça y ressemble, capitaine, sourit Carabali. De là-haut, ils ont l’air assez joyeux. »
Geary s’adossa à son siège en souriant dans sa barbe. Il avait connu depuis son sauvetage nombre de situations inattendues, pour la plupart déplaisantes. Le devoir lui avait été un fardeau pesant. Mais, aujourd’hui, des milliers de gens qui n’avaient jamais espéré en leur libération voyaient débouler les navettes de la flotte ; des gens qui, peut-être, étaient retenus prisonniers depuis des décennies. Et cette flotte, sa flotte, allait les sauver. Ça faisait un bien fou.
Si seulement les Syndics ne tentaient rien… Que des milliers de personnes en instance de libération pussent mourir dans ce camp n’était pas exclu.
« Navettes de reconnaissance posées », lui apprit Carabali, faisant écho aux informations de son propre écran qui montrait à présent le camp. « Déploiement des équipes. »
Geary céda à la tentation d’appeler un des officiers des équipes de reconnaissance. Une fenêtre s’ouvrit sur une vue qui, prise du casque de l’homme, montrait une étendue de terre nue et des édifices branlants. Le ciel était d’un bleu délavé tirant sur le gris, aussi froid et lugubre d’apparence que devait être l’existence dans ce camp. On ne voyait aucune sentinelle du Syndic, mais les prisonniers de l’Alliance avaient formé les rangs derrière leurs officiers et patientaient, le visage anxieux et crispé, tandis que les fusiliers les dépassaient au pas de course en quête d’une éventuelle menace.
Le fusilier qu’il observait s’arrêta devant un groupe de prisonniers pour interroger la femme qui était en tête. « Savez-vous si des armes sont cachées quelque part ? Y a-t-il des signes d’une effervescence inhabituelle ? »
La femme, plus que mûre, avait la peau tannée comme du cuir par sa longue exposition, sans protection adéquate, à l’environnement de Sutrah Cinq ; sans doute était-elle enfermée là depuis un bon bout de temps, sinon depuis sa jeunesse. « Non, lieutenant, répondit-elle en s’exprimant avec soin et une grande précision. Nous étions confinés dans nos baraquements et nous n’avons pas pu être témoins de l’activité qui régnait dehors avant hier au soir, mais nous avons entendu les gardes partir précipitamment avant l’aube. Nous avons fouillé tout le camp sans trouver d’armes. La banque de données du camp se trouve dans ce bâtiment », ajouta-t-elle en pointant le doigt.
Le fusilier spatial s’attarda un instant pour la saluer. « Merci, capitaine. »
Geary s’arracha à cette contemplation et se contraignit à refermer la fenêtre qui donnait un aperçu de l’opération du point de vue de ce fusilier. Son devoir lui imposait de tenir l’ensemble de la flotte à l’œil.
« Tout a l’air tranquille, déclara Desjani. La seule activité que nous détectons à la surface est celle des colonnes de réfugiés quittant les sites ciblés. Un fragment de lune arrive à trois cents kilomètres environ à l’ouest du camp de travail, ajouta-t-elle en montrant l’écran. Il va tout bousiller au point d’impact, mais le camp lui-même n’entendra qu’un boum distant et sentira passer un souffle. »