Super. Comme si je n’avais pas assez de problèmes. « Capitaine Falco, lieutenant Riva, les interpella-t-il poliment. Je dois régler certaines questions. L’équipage du capitaine Desjani se chargera de pourvoir à vos besoins, j’en suis sûr. »
Falco, dont l’expression savamment composée avait fini de se détériorer à la suite de ces rebondissements, semblait se livrer à une interminable succession de moues renfrognées. « Certaines questions ?
— Une réunion, intervint adroitement Rione. Le capitaine Geary et moi devons prendre congé. Au nom du gouvernement de l’Alliance, je vous souhaite à tous la bienvenue dans la flotte », poursuivit-elle d’une voix qui portait dans tout le compartiment.
Une ovation décousue monta des ex-prisonniers tandis qu’elle le précédait hors de la soute des navettes.
Pendant qu’ils en sortaient, Geary crut sentir le regard de Falco lui transpercer les omoplates, tant il était persuadé qu’il représentait pour cet homme un problème plus grave que Rione. Mais il ne tenait pas à en parler s’ils risquaient d’être entendus, de sorte qu’ils regagnèrent sa cabine en silence. Ce n’est qu’en y pénétrant que Rione se tourna vers lui, rembrunie.
« Cet homme est dangereux.
— Je croyais que c’était moi le danger, fit-il aigrement remarquer en s’affalant dans un fauteuil.
— Vous êtes dangereux parce que vous êtes intelligent. Le capitaine Falco, lui, incarne un tout autre danger.
— Inutile de vous dire que je ne sais rien de lui. Essayez-vous de me faire comprendre qu’il est stupide ? »
Rione balaya l’hypothèse d’un geste. « Non. Numos, cette autre épine dans votre flanc, l’est, lui. De fait, il est si franchement obtus que je m’étonne même de ne pas lui connaître un horizon plus borné. Mais le capitaine Falco est assez intelligent à sa manière. »
Geary réprima un rire en entendant porter ce jugement, qui n’était que par trop exact, sur le capitaine Numos. « Connaissiez-vous Falco avant sa capture ?
— Me croyez-vous donc si vieille ? demanda-t-elle en arquant les sourcils. Il a été fait prisonnier il y a une vingtaine d’années. J’ai entendu parler de lui par des politiciens plus âgés, rencontrés après mon élection au sénat. À l’époque, le capitaine Falco était un officier aussi ambitieux que charismatique, qui réussissait à faire passer des bains de sang pour d’authentiques victoires. Il lui arrivait aussi de déclarer que nous ne pourrions vaincre les Syndics qu’en renonçant à une démocratie prétendument inefficace au profit d’un gouvernement autocratique semblable au leur. »
Pas étonnant qu’il n’ait pas essayé de se gagner son appui. Même s’il n’avait pas constaté, à son attitude envers lui, que ça ne marcherait pas, il avait déjà dû classer les politiques dans la catégorie des rivaux à abattre. « Un gouvernement autocratique dans lequel, j’imagine, le capitaine Falco jouerait un rôle prépondérant ? Pourquoi le gouvernement ne l’a-t-il pas saqué pour avoir tenu de tels propos ? »
Rione poussa un soupir. « L’Alliance, à l’époque, aspirait aussi désespérément qu’aujourd’hui à des héros, et le capitaine Falco avait réussi à cultiver l’amitié d’assez nombreux sénateurs pour se gagner leur protection. Il jouissait aussi d’une très grande popularité. Vous l’avez vu tout à l’heure. Il pourrait charmer un serpent au point de l’inciter à se dépouiller de sa mue. Le conseil a craint un scandale public suite à son renvoi. Mais sa chance a fini par tourner et il s’est perdu dans l’espace avec un trop grand nombre de nos vaisseaux. Alors que la flotte pleurait sa perte pour des raisons que je n’ai toujours pas comprises, puisqu’il avait tué plus de matelots de l’Alliance que les Syndics eux-mêmes, le gouvernement ne s’en est pas affligé outre mesure, même s’il a publiquement exprimé son chagrin.
— Et le voici de retour. » Geary haussa les épaules. « J’ai plus ou moins compris pourquoi la flotte l’appréciait tant. Il fait partie de ces gens qui peuvent vous planter un couteau dans le dos en vous laissant croire qu’ils vous font une faveur.
— J’ai dit qu’il était charismatique, non ?
— Trop pour la paix de mon esprit. Je regrette déjà de ne pas disposer d’une excuse pour le rendre aux Syndics.
— Si jamais j’en trouve une, je vous en ferai part. » Rione fixait la cloison, l’esprit ailleurs. « Le capitaine Falco va vous contester le commandement de la flotte.
— Il n’en a pas les moyens. J’ai sur lui une antériorité d’au moins huit décennies. »
Rione eut un bref sourire. « Il l’a plutôt mal pris.
— Je l’ai constaté. Mais au moins est-ce la première fois que j’en tire un certain plaisir, admit-il.
— Mais il tentera de vous arracher le commandement de cette flotte en dépit du règlement, capitaine Geary. Si vous trouviez déjà dangereux Numos et ses alliés, ce danger s’est désormais démesurément accru.
— Merci de m’avoir donné votre avis. » Qui, malheureusement, concorde avec le mien. Rione parut prendre cette dernière remarque avec un certain scepticisme et il s’efforça donc de la regarder avec franchise. « Votre avis m’est précieux. Je suis sérieux. Je suis heureux de votre présence dans cette flotte. »
Elle soutint un instant son regard, le visage indéchiffrable. « Merci, capitaine Geary. »
Après son départ, il consacra quelques instants à consulter les comptes rendus des combats livrés par le capitaine Falco. En les repassant sur le simulateur, il constata que le jugement qu’elle avait porté sur lui était parfaitement exact. Les pertes consécutives à ses prétendues victoires étaient étourdissantes, et plus d’une de ses défaites était due à de grossières erreurs. Falco le Battant, hein ? Curieux que ce Battant ait survécu à autant de combats quand tant d’autres commandants de l’Alliance trouvaient la mort.
Le dossier contenait aussi des discours et des métrages d’actualités, montrant un Falco nettement plus jeune subjuguant les foules par sa rhétorique tonitruante, aux accents d’une absolue sincérité. Geary se surprit à se demander s’il ne l’aurait pas mal jugé, puis il prêta une plus grande attention à la teneur de ses exhortations. Il entendit exactement, révulsé, ce qu’en avait dit Rione : Falco faisait porter la responsabilité de la stagnation de cette guerre à la politique gouvernementale et menait ouvertement campagne pour le rôle de leader suprême. Je me demande ce qui serait arrivé s’il n’avait pas été capturé par les Syndics. Pas étonnant que la coprésidente Rione se soit si fort effarouchée quand j’ai endossé le commandement. Elle m’a pris pour un émule de Falco. Mais, heureusement pour toutes les personnes concernées, je viens d’une époque où les officiers de la flotte s’abstenaient d’agissements de cette espèce. Qu’on puisse se comporter ainsi, et même qu’on puisse faire appel à la population pour jouir de l’impunité, ne me serait jamais venu à l’esprit.
Vingt ans. Desjani ne connaissait Falco que de réputation. Elle avait paru assez excitée au début puis avait déchanté quand il avait entrepris de contester l’autorité de Geary. Sa loyauté envers lui semblait proprement indéfectible. Il se demanda comment le reste de la flotte accueillerait l’arrivée de Falco. Surtout s’ils en venaient à rivaliser ouvertement pour son commandement.
Je ne tiens pas à rester coincé aux commandes, mais je ne peux pas non plus remettre ce commandement à un homme qui a les états de service de Falco. Il la mènerait à sa perte puis donnerait une conférence de presse pour se targuer d’une grande victoire. Et, s’il parvenait malgré tout à la ramener dans l’espace de l’Alliance, il représenterait pour son gouvernement la menace même que redoute Rione.