Geary s’efforça de répondre sur un ton aussi professionnel et détaché que possible. « Que vous vous souciez du salut de l’Alliance, je vous le concède. Notre avis sur la ligne d’action à adopter divergera sans doute parfois. Mais le destin et mon grade m’ont placé aux commandes de cette flotte. Je ne peux pas, en conscience, renoncer à mes responsabilités envers elle et l’Alliance, ce qui m’oblige à la diriger au mieux de mes capacités. Je nous crois au moins d’accord sur un point : il est crucial, pour l’effort de guerre de l’Alliance, de ramener cette flotte dans sa patrie, et votre soutien dans le succès de ce projet sera toujours le bienvenu. »
Le sourire de Falco s’était de nouveau évanoui. « Vous vous attendez à ce que je vous soutienne alors que vous gâchez des occasions de frapper durement les Mondes syndiqués ? Tandis que la flotte, au lieu de chercher l’ennemi, erre dans les marges de son espace ? Et que des politiciens civils sans aucune expérience de la guerre ont la présomption de vouloir nous apprendre à la mener ?
— Rien de tel ne se produit, rétorqua Geary. Nous combattons, nous rentrons et la coprésidente Rione n’intervient pas dans les prises de décision concernant cette flotte.
— Une hibernation prolongée peut affecter l’esprit, fit observer Falco sur un ton assez acerbe pour rivaliser avec la pire acrimonie du capitaine Faresa. Fausser le jugement.
— Et le vôtre ne serait pas faussé ? s’enquit Geary. N’avez-vous jamais fait d’erreurs, capitaine Falco ? Jamais ? »
Falco le fixa méchamment, à présent ouvertement hostile. « Sans doute me suis-je parfois un peu trop fié à des subalternes, mais, personnellement, j’ai toujours réussi à éviter les erreurs grossières. Raison pour laquelle, d’ailleurs, je devrais commander cette flotte, tant et si bien que je vais m’efforcer d’en convaincre mes camarades.
— Je vois. » L’espace d’un instant, Geary se demanda ce qu’il adviendrait si un individu prêt à croire au héros idéal, comme d’aucuns le regardaient, se doublait d’un homme persuadé de sa propre perfection. Image terrifiante. « Capitaine Falco, j’ai une tâche à accomplir de mon mieux. Je prends très au sérieux cette responsabilité. De votre côté, votre devoir envers l’Alliance vous impose de soutenir mes efforts. Je ne tolérerai aucune tentative d’obstruction dirigée contre moi. Si vous tentez de saper mon autorité ou de vous y opposer, je vous le ferai regretter. Ne doutez surtout pas de mon sens de l’honneur. Peut-être est-ce vieux jeu, mais j’y suis très attaché. »
Falco soutint encore son regard quelques secondes puis, pivotant sur un talon, s’apprêta à prendre congé. « Capitaine Falco. » L’homme se pétrifia, hésitant, intimidé par le ton de Geary. « Vous pouvez disposer. » Geary ne voyait plus son visage, mais le cou de son collègue avait dangereusement viré au cramoisi.
Falco se retourna pour l’affronter au moment précis où l’écoutille s’ouvrait, dévoilant une coprésidente Rione qui s’apprêtait à appuyer sur le bouton de la sonnerie. Elle interrompit son geste pour observer la scène, tandis que Falco, qui semblait n’avoir pas remarqué sa présence, reprenait : « Cette flotte a besoin d’un commandant dont la bravoure et la hardiesse égalent celle de ses matelots. Si vous êtes incapable d’assumer un tel commandement, je peux vous promettre que la flotte se trouvera un autre chef. » Il pivota de nouveau sur lui-même, se figea un instant à la vue de Rione puis la contourna avec brusquerie sans lui adresser la parole.
Elle jeta à Geary un regard inquisiteur. « Votre entrevue s’est bien passée ?
— Très drôle. Qu’est-ce qui vous ramène ici ?
— Je tenais à vous apprendre que le capitaine Falco m’avait fait part de ses inquiétudes à votre sujet, déclara-t-elle prosaïquement. Il se demande si vous agissez au mieux des intérêts de l’Alliance.
— Il a exprimé les mêmes à votre égard, répondit Geary.
— Entre autres sentiments ? demanda-t-elle. Vous savez à présent à qui vous avez affaire. » Elle hocha la tête et quitta la cabine à son tour.
L’écoutille refermée, Geary ferma les yeux et se massa le front dans une vaine tentative pour se détendre. Il se rassit, tambourina d’une main sur un bras de son fauteuil puis appela le capitaine Desjani. « Auriez-vous le temps de passer dans ma cabine ? J’aimerais discuter avec vous de certaines questions. »
Desjani ne mit que quelques minutes. Elle lui jeta un regard intrigué. « Vous souhaitiez que nous discutions en privé, capitaine ?
— Oui. » Geary lui montra un siège, se pencha et attendit qu’elle fût assise, dans une posture si rigide qu’elle donnait l’impression d’être au garde-à-vous. « J’aimerais connaître votre opinion sincère sur le capitaine Falco, Tanya. »
Desjani hésita. « Techniquement, le capitaine Falco est mon supérieur par son ancienneté.
— Oui, mais vous êtes du même grade et il ne commandera pas cette flotte. »
Elle parut légèrement se détendre. « Je l’ai d’abord connu de réputation, capitaine, par les récits d’officiers plus anciens.
— J’ai cru comprendre qu’il était bien considéré.
— Oui, comme peut l’être un héros défunt. On voyait en lui un modèle, une source d’inspiration. » Desjani fit la grimace. « Vous voulez que je vous parle franchement, capitaine ? » Geary opina. « Si Black Jack Geary passe pour le dieu de la flotte, alors Falco le Battant passait pour une sorte de demi-dieu. Des officiers à qui j’ai parlé racontaient des histoires qui portaient aux nues sa combativité et son comportement en général. »
Geary hocha de nouveau la tête en méditant l’ironie de la chose : les deux « qualités » de Falco qui emportaient l’admiration étaient précisément celles qu’il exécrait le plus. « On voit toujours en lui un bon commandant ? »
Desjani réfléchit quelques secondes. « Si un autre que vous avait pris le commandement cette flotte, le capitaine Falco aurait probablement fini par le remplacer.
— Qu’en diriez-vous ? »
Elle fit de nouveau la moue. « À un moment donné… je me suis habituée à travailler avec un commandant en chef qui ne cherche pas à se concilier ma voix dans les réunions stratégiques, capitaine. Si vous vous rappelez, vous m’avez fait quelques éloges quand nous étions dans la soute des navettes, et ils ont beaucoup compté à mes yeux parce que vous étiez effectivement en position de porter un jugement sur moi-même et sur mon vaisseau. Quand le capitaine Falco, lui, m’a complimentée… je savais que ce n’était pas mérité. Le contraste sautait aux yeux : d’un côté un commandant qui respectait mon travail, de l’autre un ambitieux qui croyait pouvoir me manipuler par la flatterie. »
Geary se félicita intérieurement d’avoir parlé au moment idoine. Sans doute ses ancêtres lui donnaient-ils parfois un coup de pouce. « Avez-vous eu d’autres impressions ? »
Elle réfléchit, hésitante. « Il a très belle prestance, capitaine. Je trouvais l’amiral Bloch très bien, mais il était loin d’avoir autant de classe. Et j’ai eu le temps de m’entretenir brièvement avec le lieutenant Riva, à une ou deux reprises. Lui et les autres prisonniers libérés le croient profondément dévoué à l’Alliance. Dans ce camp de travail, il s’est échiné à remonter le moral de tout le monde en affirmant que la victoire de l’Alliance ne tarderait plus. Selon Riva, sans son exemple, de nombreux prisonniers auraient perdu tout espoir et se seraient laissés mourir. »
Tout serait beaucoup plus simple si Falco n’était soucieux que de sa propre gloriole, songea Geary. Mais c’est un chef qui sait inspirer ses hommes, et l’Alliance lui tient à cœur. Hélas, la conception qu’il se fait de son salut risque d’en faire une pâle copie des Mondes syndiqués. Puissent nos ancêtres nous préserver de ceux qui, au nom de la défense des valeurs de l’Alliance, seraient prêts à anéantir tout ce qui vaut la peine qu’on se batte pour elle. « Merci, capitaine Desjani. J’ai de bonnes raisons de croire que le capitaine Falco a l’intention de s’autoproclamer le commandant en chef légitime de la flotte. »