Partagé entre la fascination qu’exerçait sur lui ce spectacle de destruction et le chagrin que lui inspirait sa nécessité, il sélectionna un site particulier et zooma dessus. La cible de la chaîne de montagnes n’offrait pas au regard une vision de désolation aussi flagrante que les autres car la bombe cinétique qui l’avait visée avait été façonnée de manière à pénétrer profondément dans la roche à l’endroit de l’impact. Le cratère était plus profond mais aussi plus étroit qu’ailleurs, un peu comme si l’on avait lancé sur la planète un javelot guidé vers une cible précise. Ce qui était d’ailleurs le cas puisque son haut commandement s’était réfugié dans cette planque secrète. Geary se demanda si ces officiers supérieurs, qui avaient consenti à faire courir à d’autres le risque d’un bombardement, avaient eu le temps de se rendre compte qu’eux-mêmes, finalement, n’y seraient pas en sécurité.
« Je sais que la base militaire du Syndic est obsolète et ne représente pour eux qu’un fardeau, mais, si nous tentions de leur donner une leçon, la détruire aussi ne nous aurait pas coûté beaucoup plus cher », fit remarquer Desjani.
Le regard toujours rivé sur le site de l’impact qui avait frappé la cachette du haut commandement de la planète, Geary secoua la tête. « Tout dépend de la nature de la leçon que nous comptions leur donner, n’est-ce pas ? Vengeance ou justice ? »
Desjani resta coite un moment. « La vengeance est plus facile à exercer, non ?
— Ouais. Elle exige moins de réflexion. »
Desjani hocha lentement la tête. Quelle que fût la leçon qu’ils avaient enseignée au Syndic, elle lui donnait matière à réflexion.
Sur son écran, Geary voyait l’essaim des projectiles destinés à Sutrah Quatre. Ses habitants devaient d’ores et déjà assister au spectacle du martyre de la planète sœur et sauraient qu’un même sort attendait de nombreux sites de leur propre « patrie ». Ils seraient aussi à même de voir les bombes cinétiques fondre sur eux pendant une heure et quelques minutes, prolongeant d’autant leurs souffrances. Geary se demanda s’ils en feraient porter le blâme à l’Alliance ou aux dirigeants du Syndic prêts à les sacrifier.
Nouvelle réunion à l’atmosphère tendue, car tous les commandants de vaisseau présents savaient que Geary comptait leur exposer sa ligne d’action. Bien entendu, hormis Geary lui-même, seule le capitaine Desjani était physiquement présente. De nouveau la coprésidente Rione brillait par son absence. Geary se demanda s’il fallait y voir un rapport avec les rumeurs qui couraient sur leur liaison.
L’absence du capitaine Falco, elle, était une surprise relativement agréable, mais elle incita Geary à se demander ce qu’il mijotait. Falco n’avait pas l’air homme à renoncer facilement, et Geary aurait nettement préféré voir ses micmacs politiciens se dérouler sous ses yeux plutôt que dans l’obscurité et à son insu. Il espérait que les espions de Rione la tiendraient au courant de tout ce dont il lui faudrait s’inquiéter, et qu’elle lui transmettrait ces informations.
Il balaya la table du regard, conscient qu’il allait essuyer un feu nourri et qu’il n’avait pas d’autre choix. « Mesdames et messieurs, les Syndics tissent un filet tout autour de nous. Les pièges que nous avons rencontrés dans ce système sont la preuve flagrante de leur aptitude à prévoir notre destination suivante avec assez de précision pour se préparer à nous recevoir. Comme vous le savez tous… (ou comme vous devriez le savoir, songea-t-il à part soi) ils ont posté des unités légères à tous les points de saut de ce système. Quand l’image de notre irruption leur est parvenue, trois de ces vaisseaux ont effectué le saut. Ces portails permettent de gagner trois destinations différentes, et toutes seront désormais prévenues de notre probable arrivée imminente. »
Il attendit les commentaires, mais il n’y en eut pas. Tous semblaient guetter sa proposition. « J’ai examiné nos trois destinations possibles à partir de ces points de saut, ainsi que toutes les étoiles qu’ils nous permettraient d’atteindre ensuite, et il crève les yeux que les Syndics seront en mesure de réduire progressivement nos choix jusqu’au moment où, quoi que nous fassions, ils pourront nous piéger avec des forces d’une grande supériorité numérique. » Il s’interrompit pour les laisser se pénétrer de cette assertion. « Je ne doute pas que nous puissions leur infliger de terribles pertes, mais au prix de la destruction de cette flotte. » C’était là un précieux tribut à leur fierté, se dit-il, en même temps que le rappel de leur principal objectif : tenter de rentrer à la maison.
« Les groupes d’exploitation des renseignements de notre infanterie spatiale ont pu obtenir un guide, périmé mais utile, des systèmes stellaires des Mondes syndiqués à partir de dossiers abandonnés dans le camp de travail. » Il fit un signe de tête au colonel Carabali. « Après l’avoir étudié, j’en suis venu à la conclusion qu’il existe peut-être une autre option, qui nous permettrait non seulement d’éviter ce piège mais encore de porter un rude coup aux Syndics, de chambouler tous leurs plans et de nous offrir ensuite un bon nombre d’itinéraires de retour vers l’espace de l’Alliance. » De l’index, il traça une ligne à travers l’hologramme. « Nous ramenons la flotte à notre point d’émergence. Non pas pour retourner à Caliban mais pour sauter vers Strabo.
— Strabo ? éructa quelqu’un au bout de quelques secondes de silence. Qu’y a-t-il à Strabo ?
— Rien. Pas même un nombre assez conséquent de cailloux pour avoir permis une colonisation très importante, et aujourd’hui complètement abandonnés. »
Le capitaine du Polaris fixait l’hologramme. « Strabo est pratiquement à l’opposé de l’espace de l’Alliance.
— En effet, convint Geary. Les Syndics doivent se dire qu’il y a très peu de chances que nous revenions sur nos pas. Depuis notre arrivée, ils n’ont envoyé personne par ce point de saut. Quand ils apprendront que nous l’avons emprunté, ils se persuaderont qu’un saut vers Strabo serait encore moins plausible. Mais nous allons davantage les désarçonner. » Il traça une nouvelle ligne de l’index, conscient que ses paroles suivantes allaient déclencher une réaction encore plus violente. « De Strabo, nous sauterons vers Cydoni.
— Cydoni ? » Le capitaine Numos s’était finalement senti obligé de le défier de nouveau. « Ça reviendrait à s’enfoncer encore plus profondément dans l’espace syndic !