— Vous y croyez sincèrement ? s’enquit Rione. Vous n’êtes pas aussi bête. C’est donc que vous mentez.
— C’est la stricte vérité. » Il montra l’hologramme des étoiles d’un geste brusque du bras. « Si vous ne me croyez pas, procédez vous-même à des simulations ! Voyez ce qui se passerait si nous tentions de rallier une des destinations que nous avions envisagées.
— Je n’y manquerai pas ! Je vais m’y atteler et vous fournir un rapport vérifiable de mes délibérations. Et, quand j’aurai prouvé que les conclusions auxquelles vous prétendez être parvenu sont entièrement fausses, je vous montrerai les miennes, du moins si, d’ici là, ce vaisseau est encore entier et non pas une épave brisée attendant l’arrivée d’une équipe de récupération du Syndic. »
Elle sortit en trombe, le laissant seul avec les échos de sa colère et de son dépit. Geary se tourna vers le diorama d’un paysage céleste projeté sur la cloison et le martela haineusement du poing, à plusieurs reprises, sans autre résultat que de faire onduler chaque fois les étoiles.
La flotte de l’Alliance pivotait de nouveau : des centaines de gros et de petits vaisseaux tanguant et roulant au rythme du retournement de leur poupe. Les propulseurs principaux s’allumaient, leur imprimant un nouveau cap, une trajectoire parabolique surplombant le plan du système de Sutrah pour redescendre vers le point de saut dont la flotte avait émergé quelque temps plus tôt.
Satisfait de cette manœuvre exécutée sans à-coups, bien qu’il la sût contrôlée par les systèmes automatiques, Geary regardait les unités légères du Syndic qui continuaient de rôder à la lisière du système stellaire. Les vaisseaux ennemis les plus proches se trouvaient à deux heures-lumière, si bien qu’avant ce délai ils ignoreraient le considérable revirement de la flotte de l’Alliance. Ils devraient ensuite attendre d’avoir déterminé son nouvel objectif, acquis la certitude qu’elle avait bel et bien regagné son point d’émergence et la confirmation qu’elle avait sauté.
Ils n’ont plus qu’un vaisseau ici, un autre là et trois autres là-bas. Ils ne peuvent envoyer d’actualisation aux trois étoiles accessibles par les autres vaisseaux sans en dépêcher au moins un. Ils peuvent donc les prévenir toutes que nous rebroussons chemin, ou bien leur adresser un message d’alerte signalant que nous quittons le système par notre point d’émergence. Mais pas les deux à la fois, si bien qu’il leur faudra d’abord être certains que nous sommes bien partis. Ce qui nous donne une tête d’avance sur les Syndics, tout en accroissant leurs incertitudes. Mais en leur apprenant aussi qu’ils pourraient n’atteler à la tâche de filer ma flotte que le nombre le plus « efficace » possible d’appareils, au lieu d’un nombre assez important pour affronter tout imprévu.
Point tant, d’ailleurs, que Geary tînt à enrichir personnellement l’expérience des Syndics. Ils en avaient déjà assez appris pour parsemer le système de Sutrah de mauvaises surprises, et il espérait bien que Strabo ne serait pas logée à la même enseigne.
Quatre
Sept heures encore avant le saut vers Strabo. Geary disposa soigneusement la formation en vue du départ. À son arrivée, la flotte se déploierait de la même manière qu’en quittant Sutrah, si bien qu’il tenait à éviter les charges incontrôlées. Compte tenu du nombre des commandants de vaisseau qu’il avait sous ses ordres, il ne pouvait aucunement prévoir comment tous réagiraient dans telle ou telle situation, de sorte qu’il s’efforça de poster à l’avant-garde ceux dont il avait des raisons de croire qu’ils étaient les plus fiables. Malheureusement, ils n’étaient pas aussi nombreux qu’il l’aurait souhaité. Il jeta un coup d’œil à la formation présente de la flotte en se demandant pourquoi tant de navettes louvoyaient entre les vaisseaux.
Il releva les yeux en entendant carillonner le signal d’alarme de l’écoutille de sa cabine ; le capitaine Desjani venait d’y pénétrer. Il l’accueillit d’un sourire. « Minutage parfait. Je m’apprêtais à vous appeler pour vous demander ce que signifiaient tous ces mouvements de navettes.
— Transfert du personnel, lui expliqua-t-elle. Les prisonniers libérés ont été pleinement débriefés, et l’on a entré leurs compétences et leur expérience dans les bases de données des effectifs de la flotte, tandis que, de leur côté, tous les vaisseaux ont vérifié leurs besoins en personnel. La plupart échangent en ce moment même leurs nouveaux membres d’équipage en fonction de ces besoins et transbordent leurs surplus aux bâtiments à qui manquent des matelots spécialisés. La base de données de la flotte coordonne automatiquement tout le processus. »
Geary éprouva une brève poussée d’agacement. Pourquoi ne l’en avait-on pas prévenu ? Pourquoi ne lui avait-on pas demandé son accord ? Puis il se rendit compte que c’eût été inutile. D’ordinaire, il ne paraphait pas les demandes de transfert d’un matelot d’un bâtiment à un autre et n’avait pas le temps de s’occuper de ces détails. Les vaisseaux pouvaient aisément s’en charger eux-mêmes et, avec l’assistance de la base de données de la flotte, se préparer du mieux possible au combat tout en le laissant veiller lui-même au tableau d’ensemble. « S’il y avait un quelconque problème, j’imagine qu’on m’en ferait part.
— Bien sûr, capitaine. » Desjani s’accorda une pause, l’air un peu embarrassée. « Puis-je vous demander un conseil d’ordre personnel, capitaine ?
— Un conseil d’ordre personnel ? » À propos d’une affaire privée ? Sur laquelle elle aurait aimé connaître son avis ? « Certainement. Asseyez-vous. »
De nouveau, Desjani s’assit quasiment au garde-à-vous et se mordilla un instant les lèvres. « Vous vous rappelez avoir rencontré le lieutenant Riva quand il est monté à bord, capitaine ? »
Il fallut un moment à Geary pour se souvenir du prisonnier libéré. « Effectivement. Votre vieil ami.
— Le lieutenant Riva était… plus qu’un ami, capitaine.
— Oh ! » Puis l’emploi du passé l’interpella. « Il “était” ? »
Desjani inspira profondément. « Nous avons eu des hauts et des bas, capitaine. Mais nous n’avons jamais vraiment rompu. Aujourd’hui… Bon, il est là. Et d’un grade inférieur au mien.
— Ça peut effectivement poser un problème, convint Geary en songeant tant au règlement de la flotte qu’aux apparences en général. Mais, s’il ne s’agit que d’un ex-petit ami, je suis persuadé que vous saurez garder votre professionnalisme.
— Ce n’est pas… » Elle rougit légèrement. « Revoir le lieutenant Riva m’a frappée d’une très grande émotion. J’ai mis un bon moment à prendre conscience de son intensité.
— Oh ! » Arrête de répéter ça. « Il pourrait redevenir votre petit ami, voulez-vous dire ?
— Oui, capitaine. Le sentiment est toujours présent. Pour ma part, en tout cas. Si j’en juge par les brèves discussions que nous avons pu avoir, Cas… le lieutenant Riva est dans le même cas. » Elle haussa les épaules pour témoigner de son impuissance. « Mais, tant que nous serons sur le même vaisseau, il ne se passera rien. L’écart hiérarchique complique déjà l’affaire, mais, s’il reste sous mes ordres, ça devient tout bonnement impossible. »
Geary commençait d’entrevoir l’envergure du problème. « Néanmoins, vous venez tout juste de le retrouver en vie, et vous ne tenez pas à le transférer dans une autre unité ?
— Non, capitaine. »
C’était assurément un problème épineux : un de ces dilemmes cornéliens dont un officier confierait volontiers la résolution à un tiers. Mais régler ce genre de questions ou, du moins, s’y efforcer, faisait partie du boulot. Hélas, en l’occurrence, il pouvait s’appuyer sur une certaine expérience personnelle. « D’accord, voici ce que j’en pense. Si le lieutenant Riva reste à bord de ce vaisseau, vous ne pourrez pas entretenir une liaison avec lui. Même si nous l’affections directement sous mes ordres, ça resterait impossible. Vous seriez aussi mal à l’aise l’un que l’autre. Et, si je vous ai bien jugée, Tanya, tout ce qui vous paraîtrait contrevenir à votre conscience professionnelle est voué aux gémonies. » Elle hocha la tête sans répondre.