Je ne peux strictement rien faire sans déclencher précisément les problèmes que je redoute de sa part.
Il appela le capitaine Falco, en se persuadant qu’il valait mieux lui parler en face que se creuser les méninges en se demandant ce qu’il mijotait derrière son dos. Ce fut un capitaine Kerestes très fébrile qui lui répondit : « Capitaine Geary, j’ai le regret de vous informer que le capitaine Falco a été mis au repos par les médecins du Guerrier.
— Le capitaine Falco ne se porte pas bien ? » Geary tenait à ce que ce fût clairement exposé au cas où l’on aurait écouté.
« Un simple malaise… temporaire, déclara Kerestes, l’air coupable comme l’enfer.
— Je vois. » Toute nouvelle tentative pour joindre Falco ne réussirait qu’à mettre davantage en relief son incapacité à le contraindre. « Veuillez, je vous prie, informer le capitaine Falco de mon espoir qu’il sera bientôt suffisamment rétabli pour continuer d’œuvrer au mieux des intérêts de la flotte et de l’Alliance.
— Oui, capitaine. Bien sûr. » Geary n’eut aucune peine, dès que la communication fut coupée, à se dépeindre le profond soupir soulagé de son interlocuteur.
L’appel n’avait strictement rien donné, sinon la confirmation que Kerestes redoutait d’être remarqué par ses supérieurs.
« Madame la coprésidente. » Les soucis de Geary avaient finalement eu raison de son orgueil.
La voix de Rione sur le circuit était aussi glaciale que distante. Elle avait éteint l’écran et Geary regrettait de ne pas voir son expression. « Que désirez-vous, capitaine Geary ?
— J’aimerais savoir si vos informateurs sont au courant de problèmes éventuels relatifs à la flotte. »
Elle mit un moment à répondre. « Des problèmes ?
— Tout ce qui pourrait impliquer les capitaines Numos et Falco. »
Nouveau silence radio. « On bavarde. Sans plus.
— On “bavarde” ? Voilà qui me paraît bien plus anodin qu’à l’ordinaire.
— Ça l’est, convint-elle. Mais je n’en sais pas plus.
— Je vous serais reconnaissant, s’il y avait du nouveau, de bien vouloir m’informer dès que possible de ce que vous pourriez apprendre.
— Que craignez-vous, capitaine Geary ? Vos propres subordonnés ? » Une note audible de courroux perçait dans sa voix, dirigé contre lui. « C’est le sort de tous les héros.
— Je ne suis pas… » Il compta mentalement jusqu’à cinq. « J’appréhende un événement qui pourrait mettre en danger la vie de nombreux matelots de cette flotte. J’espère que vous saurez mettre de côté vos sentiments à mon égard pour veiller, avec moi, à ce que nul ne commette…
— Un acte stupide ?
— Exactement.
— Contraire à l’héroïsme, voulez-vous dire ? s’enquit-elle d’une voix aussi glacée que l’azote liquide.
— Bon sang, madame la coprésidente…
— Je vérifierai encore auprès de mes informateurs. Dans le seul intérêt des matelots de cette flotte. Il faut bien que quelqu’un se soucie d’eux avant tout. »
Le circuit fut brusquement coupé ; Geary dut prendre sur lui pour s’interdire de frapper du poing la cloison derrière le haut-parleur.
« Capitaine Geary. » Le capitaine Desjani avait adopté la voix précise et contrôlée qu’elle employait lors des combats. « Il se passe quelque chose. »
La flotte n’était plus qu’à une heure du point de saut. Geary ne perdit pas son temps à gagner la passerelle et se contenta d’activer l’hologramme de la flotte dans sa cabine.
Le « quelque chose » auquel Desjani faisait allusion n’était que par trop flagrant : la formation de la flotte présentait désormais des trous et des intervalles, tandis que de nombreux vaisseaux quittaient la position qui leur avait été assignée. Tous, si l’on se basait sur les trajectoires prévues par le système de manœuvre, filaient dans la même direction. Geary les identifia rapidement : Guerrier, Orion, Majestic, Triomphe, Invincible, Polaris et Avant-garde. Quatre cuirassés et trois croiseurs de combat. Six croiseurs lourds, quatre autres croiseurs légers et plus de vingt destroyers. Pas loin de quarante bâtiments.
Il afficha la projection de leurs trajectoires et constata qu’elles se dirigeaient toutes vers l’autre point de saut. Que mes ancêtres me viennent en aide ! Ils vont tenter de gagner directement l’espace de l’Alliance et se fient sans nul doute à leur « combativité » pour triompher des forces supérieures qu’ils devront affronter et dont ils sont sûrement conscients. Il activa le circuit des communications, tout en s’efforçant de réfléchir aux ordres exacts qu’il lui fallait donner. « À toutes les unités : veuillez rejoindre la formation. Exécution immédiate. » C’était parfaitement vain. S’ils avaient d’ores et déjà décidé de ne plus obéir à ses ordres, ils ne l’écouteraient certainement pas. « Vous vous dirigez vers des systèmes du Syndic puissamment défendus. Vous ne parviendrez pas à franchir ces défenses. »
Aucune réaction. Les vaisseaux rebelles continuaient de scinder la flotte en deux. Je ne peux pas les en dissuader. Pas maintenant. Ils se fient entièrement à Falco et en ce qu’ils estiment leur supériorité morale. Mais je dois veiller à ce qu’aucun autre ne se joigne à eux. Que dire ? « Votre devoir envers l’Alliance exige que vous restiez dans cette flotte au lieu d’abandonner vos compagnons. » Cinglant. Comme il se devait, puisqu’ils désertaient. « Regagnez immédiatement vos positions, pour le salut de vos vaisseaux et de leur équipage, et il ne sera pris aucune mesure disciplinaire. » Elles ne seraient pas de mise, il en était conscient, car tout échec suffirait à convaincre la plupart des commandants enclins à suivre Falco et Numos qu’on ne pouvait leur faire confiance.
Une réponse lui parvint enfin. « Ici le capitaine Falco, commandant de ces vaisseaux qui aspirent à préserver la gloire et l’honneur de la flotte de l’Alliance. J’appelle à… » Un emblème s’afficha brusquement sur l’écran de Geary et la voix de Falco fut coupée.
« Ici le capitaine Desjani, apprit-elle à Geary sur le canal interne de l’Indomptable. J’ai activé la directive d’obstruction. Tous les signaux émis par d’autres vaisseaux sur le circuit général de la flotte seront bloqués, mais nous entendrons tout ce qui nous sera transmis directement.
— Merci. » Si seulement sa flotte ne comptait que des commandants comme Tanya Desjani… Il s’était lui-même rendu compte un peu trop tard qu’on ne pouvait autoriser à Falco une tribune publique lui permettant de diffuser à tous les vaisseaux de la flotte un appel à la désertion. « À tous les vaisseaux. Il n’y a aucun honneur à déserter ses camarades de combat ni à désobéir aux autorités légitimes. Nous nous battons pour la victoire et pour la sécurité de nos foyers, pas pour la gloire. Toutes les unités doivent reprendre leur place dans la formation. Nous aurons besoin de vous tous la prochaine fois que nous frapperons les Syndics. » Peut-être cette invitation au combat suffirait-elle à les circonvenir.
Mais les trente-neuf bâtiments composant la flottille de Falco commençaient déjà à adopter une formation réduite, qui se dirigeait droit vers l’autre point de saut et n’en était plus très loin. Née de sa colère contre Falco, l’envie irrationnelle d’ouvrir le feu sur ces vaisseaux rebelles taraudait Geary, mais à peine cette idée lui avait-elle traversé l’esprit qu’il la repoussait. Impossible. Je n’en donnerai pas l’ordre. Et même si je le faisais, qui y obéirait ? Les Syndics réagiraient sans doute de cette manière. Mais que faire d’autre ? Je ne peux plus les arrêter. Ils ne sont plus qu’à quinze minutes du point de saut. « À toutes les unités qui ont quitté la formation : pour le salut de l’Alliance, de vos camarades et de vos équipages, revenez sur votre décision. Vous ne survivrez à aucune tentative de regagner l’espace de l’Alliance par les itinéraires disponibles depuis ce point de saut. »