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Les vaisseaux déviants se trouvaient déjà à plusieurs minutes-lumière. Même en tenant compte de l’effet retard, il crevait les yeux que le dernier appel de Geary avait échoué. De fait, il n’avait même pas le temps d’en transmettre un autre, sinon un message plus bref qu’ils recevraient juste avant d’entrer dans l’espace du saut. Il prit une profonde inspiration et fixa le réseau de l’étoile sur son écran tout en dressant mentalement la liste des divers sauts accessibles vers ses voisines. « À toutes les unités qui ont rompu la formation. Ilion. Je répète : Ilion. »

Quelque vingt minutes plus tard, il voyait s’évanouir les images des fuyards à mesure qu’ils quittaient le système.

Il consacra un moment à redisposer la flotte de manière à combler les interstices créés par les bâtiments enfuis puis garda le silence jusqu’à ce que sa flotte eût atteint le point de saut vers Cydoni. « À tous les vaisseaux : sautez maintenant. »

Geary appréhendait un pareil coup du sort depuis qu’il avait été propulsé aux commandes de la flotte : une scission. Qu’il fût déjà démentiel de diviser leurs forces alors qu’ils étaient piégés au cœur du territoire ennemi lui avait paru évident, mais encore plus flagrant et depuis le début, que tous ses commandants de vaisseau n’avaient pas une vision rationnelle de la situation. Le précédent était désormais établi. Une quarantaine de vaisseaux fonçaient vers un destin inconnu sous les ordres d’officiers supérieurs que Geary regardait comme mal avisés et déloyaux, et, dans le cas de Numos, d’un œil pour le moins méprisant. Si seulement il avait existé un moyen de laisser ces commandants connaître le sort qu’ils méritaient sans qu’ils le partagent pour autant avec leurs vaisseaux…

Mais il reste une petite chance. S’ils réfléchissent un peu et s’avisent qu’ils ne feront pas grand-chose pour protéger leurs mondes natals en mourant d’une mort glorieuse… S’ils consentent à tirer profit de ce que je leur ai enseigné quand ils accompagnaient encore cette flotte… et de ce que je leur ai dit avant leur départ… Si les Syndics n’apprennent pas cette information de leur bouche et ne disposent pas du temps nécessaire pour nous préparer un traquenard… Si seulement je pouvais le savoir !

Supportant difficilement le silence qui régnait dans sa cabine (laquelle, depuis que la coprésidente Rione avait cessé de lui rendre visite, lui faisait l’effet d’un séjour de plus en plus solitaire), il s’obligea à refaire une tournée des compartiments de l’Indomptable, à présenter un visage confiant aux matelots ébranlés par le départ de tant de leurs camarades et à leur expliquer, de dix manières différentes, qu’une fois que la flotte aurait atteint Sancerre elle donnerait aux Syndics une leçon mémorable ; il s’efforçait de les focaliser sur l’avenir plutôt que sur ce qui venait de se passer à Strabo. Il se servit ensuite des moyens de communication restreints de l’espace du saut pour adresser aux autres vaisseaux une mouture abrégée de ses assurances, en espérant arriver au même résultat.

Il consacra le temps qui lui restait à se plonger dans la conception d’autres simulations de combat. Il espérait toujours les employer à inculquer à sa flotte certaines des tactiques qui lui restaient du siècle dernier et qu’elle avait oubliées au fil des décennies ; les pertes dévastatrices infligées aux vaisseaux et à leurs équipages avaient effacé la mémoire collective et les réflexes professionnels de celle, nettement plus modeste, qu’avait connue Geary. Il ignorait dans quelle mesure il aurait encore le loisir de lui transmettre ce savoir.

Geary monta sur la passerelle de l’Indomptable quand la flotte de l’Alliance se prépara à émerger.

Le capitaine Desjani se retourna pour le regarder et l’accueillir d’un signe de tête ; le souci qu’elle se faisait pour lui était transparent. Geary lui rendit pesamment son salut en s’affalant dans son siège de commandant. Il ne s’était pas rendu compte qu’il tirait une si longue figure depuis la défection de Falco. Assez longue, en tout cas, pour que Desjani l’ait remarquée. Fort heureusement, l’équipage ne s’en était pas avisé. À moins que son visage ne fût particulièrement tiré aujourd’hui, après la nuit blanche qu’il venait de passer à se demander ce qui les attendait dans le système de Cydoni. Et si d’autres vaisseaux n’allaient pas encore déserter la flotte…

Afin de masquer une angoisse brusquement renouvelée, il activa l’hologramme de la flotte et fit mine de l’examiner attentivement. Il avait tenté d’échafauder un plan pour Sancerre, puisqu’il ne saurait pas avant leur arrivée ce qui les y guetterait. La veille, une idée engendrée par les événements de Strabo avait germé dans son esprit et il l’avait ruminée quelques instants, tout en étudiant les noms et états de service de certains de ses commandants de vaisseau.

« Parés à quitter l’espace du saut », avertit Desjani.

Il activa hâtivement l’écran et attendit. Celui-ci n’affichait encore que les informations historiques contenues dans les vieux guides des systèmes stellaires du Syndic récupérés à Sutrah Cinq. Dès que la flotte émergerait dans l’espace conventionnel, à la lisière de celui de Cydoni, les senseurs de l’Indomptable et de tous les autres vaisseaux entreprendraient de réactualiser l’hologramme du système en fonction de ce qu’ils en percevraient depuis le point d’émergence.

Son estomac se révulsa et le cosmos émaillé d’étoiles scintillantes de l’espace conventionnel remplaça la lugubre et terne noirceur de celui du saut. Il attendit que les informations sur le système apparussent à l’écran. Pas de vaisseaux. Pas de mines détectables. Rien. Le capitaine Desjani arborait un sourire triomphant.

Mais Geary observait toujours l’hologramme, où la photosphère en expansion du soleil Cydoni avait déjà atteint la seule planète habitable dont pouvait naguère se targuer le système. Le spectacle inspirait la même fascination malsaine que la collision de deux trains, encore qu’en l’occurrence le processus s’étalât sur plusieurs siècles et se déroulât donc beaucoup plus lentement que tout accident de la circulation à l’échelle humaine. Quant à l’épave elle-même, c’était une planète entière.

L’ex-planète habitable était d’ores et déjà dépouillée de la majeure partie de son atmosphère. Les bassins vides des océans étaient depuis longtemps drainés de leurs eaux, qu’un bombardement de particules et de chaleur par le soleil boursouflé qui y avait jadis autorisé la vie avait dispersées dans l’espace. Il la dévorait à présent et aucun signe de vie n’était détectable à sa surface.

« Il subsiste probablement sous sa croûte des formes de vie résistant dans des conditions extrêmes, annonça une vigie. Elles tiennent un peu plus longtemps.

— Combien de temps faudra-t-il à la photosphère pour engloutir toute la planète ? s’enquit Geary.

— Difficile à dire, capitaine. L’expansion d’une étoile comme celle-là s’effectue par à-coups. Sans doute dans une fourchette de cinquante à deux cents ans, selon ce qui se passe exactement dans son noyau.

— Merci. » Geary jeta un regard à l’image agrandie de la planète. Les senseurs de l’Indomptable avaient repéré des secteurs où se dressaient encore des ruines, mais si endommagées et érodées par les conditions environnementales extrêmes dont elles étaient victimes qu’elles semblaient vieilles de plusieurs millénaires. Un tas de ces décombres avoisinait une mer sans eau ; ses vestiges de murs étaient quasiment submergés par des dunes de poussière, accumulées par le vent quand l’atmosphère n’était pas encore trop raréfiée, et la lumière de l’étoile en expansion conférait à la terre une luisance rougeâtre. Geary se demanda à quoi pouvait bien ressembler cette ville (ou cette cité) quand les vagues de la mer venaient encore lécher ses murs. L’information était contenue dans les guides du Syndic, à portée de ses doigts, et il l’afficha : Port-Junosa. Déjà totalement abandonnée avant la composition des documents périmés du Syndic. Des vies entières avaient été consacrées à l’édification et à l’entretien de cette ville, afin d’en faire une communauté humaine, mais il n’en restait plus que quelques ruines démantelées et, dans un siècle, l’étoile en expansion les aurait elles aussi anéanties. Après des systèmes aussi désolés que Strabo et Cydoni, en voir enfin un comme Sancerre, bruissant d’activité, serait un soulagement, même si la seule et robuste présence humaine qu’on y trouverait serait celle de l’ennemi.