La formation Delta se rapprochant de la troisième planète, on lança des navettes pour transporter les fusiliers jusqu’à leurs objectifs : le plus gros de la troupe visait un vaste complexe orbital fortement peuplé. Le reste se dirigeait vers des entrepôts en orbite contenant le minerai brut et les fournitures que les Syndics auraient ramenés sur la planète ou envoyés ailleurs dans le système pour équiper leurs bâtiments en construction, et qui seraient désormais transbordés sur ceux de l’Alliance pour profiter à ses équipages et pourvoir à la fabrication de son matériel.
Geary n’observait pas sans méfiance la troisième planète à mesure que ses vaisseaux s’en approchaient. Elle n’était pas hérissée de défenses aussi serrées que la quatrième ni de sites apparentés à ces défenses, de sorte que les cibles touchées étaient moins nombreuses et les couches supérieures de son atmosphère moins saturées de poussière, de débris et de vapeur d’eau. Mais sa surface n’était pas pour autant plus distincte. Légèrement trop chaud selon les critères humains, ce monde était néanmoins assez agréable pour rester supportable ; il l’avait été, tout du moins. Pendant quelques mois encore, toute cette poussière qui stagnait dans l’atmosphère le rendrait quelque peu inconfortable, mais, en comparaison des dégâts que l’Alliance aurait pu lui causer (détruire toutes ses villes et le rendre inhabitable), ses habitants pouvaient encore s’estimer heureux.
Les senseurs de l’Indomptable et des autres bâtiments de la formation avaient scanné chaque mètre carré de surface visible sous cette couche de poussière, mais ils n’avaient pu détecter aucune défense épargnée par le bombardement cinétique. « À toutes les unités de la formation Delta. Évitez soigneusement de vous placer en orbite basse autour de la planète et, tant que vous serez à portée de tir de ses armes de surface, adoptez une trajectoire aléatoire assortie de nombreuses modifications de votre vélocité. »
On accusait encore réception de son ordre que de très puissants rayons à particules commençaient déjà de fendre l’atmosphère pour viser l’Audacieux. Fort heureusement, les Syndics s’étaient montrés un peu trop pressés et avaient tiré à portée maximale, de sorte que leurs coups manquèrent d’un cheveu le croiseur de combat. Geary pressa férocement la touche : « Audacieux, balayez-moi ces canons.
— Avec plaisir, capitaine », répondit le croiseur. Une deuxième salve de la batterie planétaire du Syndic déchira l’espace là où l’Audacieux se serait trouvé s’il n’avait pas légèrement obliqué de biais et vers le haut, et lui fournit les données de visée dont il avait besoin. Le croiseur de combat entreprit de cracher des projectiles cinétiques, dont le métal dense fendit les airs vers la surface. Geary y vit cette fois fulgurer des éclairs : le bombardement cinétique avait laminé la batterie de rayons à particules en même temps qu’une vaste zone de terrain alentour.
Désormais, tous les vaisseaux de l’Alliance progressaient de manière erratique, en modifiant par touches infimes trajectoire et vélocité, ce qui suffisait amplement à esquiver des tirs de la surface vers une orbite haute. Geary s’efforça de se détendre, conscient qu’il faudrait s’inquiéter d’attaques de ce genre tant qu’on resterait à proximité. « J’espère que nous n’aurons pas pire à affronter », lança-t-il à Desjani.
À peine avait-il fini sa phrase qu’une petite fenêtre s’ouvrait sous ses yeux, encadrant le visage soucieux du colonel Carabali, « Nos troupes essuient des tirs sur la cité orbitale », lui annonça-t-elle.
Ça m’apprendra à dire d’aussi grosses bêtises. C’était tenter le diable. « La cité orbitale. » Il afficha les informations : avec ses cinquante mille habitants, le grand complexe orbital se qualifiait sans peine pour le titre de ville, du moins en fonction des normes présidant aux installations spatiales. Il hébergeait également, pour sustenter cette population et approvisionner les vaisseaux qui y faisaient escale, de vastes stocks de vivres sous diverses formes. La flotte de l’Alliance ne cracherait pas dessus, mais Geary avait insisté pour qu’on en laissât assez pour épargner la famine à ses occupants. « Que se passe-t-il exactement ?
— Nous avons sécurisé la plupart des entrepôts vivriers et les zones voisines. Mais les forces spéciales syndics nous tirent dessus d’au-delà de notre périmètre en s’abritant derrière le paravent de la population. Elles surgissent, tirent puis se fondent dans la masse. »
La présence d’une nombreuse soldatesque du Syndic au sein de cette population tombait sous le sens : non seulement elle défendait le système stellaire, mais encore pourvoyait-elle à la sécurité publique intérieure, en mettant, autrement dit, tous ces gens au pas. Quelques-unes au moins de ces autorités militaires ne s’opposeraient sans doute pas à risquer par leurs agissements la vie de civils qu’elles étaient réputées protéger. Mais Geary réfléchissait en sujet de l’Alliance : ces soldats n’étaient certainement pas là pour protéger les citoyens de Sancerre, mais bien plutôt les intérêts des Mondes syndiqués et de leurs dirigeants. Si quelques-uns, voire quelques millions de leurs citoyens leur barraient la route… eh bien, tant pis pour les spectateurs innocents. « Que comptez-vous faire ? » s’enquit-il.
Carabali n’avait pas l’air contente. « Nous avons trois possibilités. Un, riposter autant qu’il sera nécessaire, ce qui tuera inéluctablement un tas de badauds. Deux, nous replier et renoncer à nos efforts. Trois, continuer d’essuyer des pertes sans grande chance de réagir. Vous noterez que les Syndics s’en sortent gagnants dans ces trois cas.
— Enfer ! » Devait-il menacer la planète de représailles ? Cela suffirait-il à arrêter ces gens qui avaient déjà donné la preuve du peu de cas qu’ils faisaient de la vie de leurs civils ? Et, si cela n’y suffisait pas, serait-il prêt à mener sa menace à bien ? « Nous avons besoin de ces vivres. Les analyses les ont-elles déclarés sans danger ?
— Jusque-là. Ils ne s’étaient pas rendu compte que nous comptions les piller, de sorte qu’ils n’ont pas eu le temps de les empoisonner. »
Trois choix. Il y en avait forcément un quatrième. D’ordinaire, dans toute intervention militaire, le compromis reste une solution périlleuse, mais il semblait être la seule issue en l’occurrence. « Pourquoi ne pas ordonner aux civils de sortir de la zone tampon qui ceinture nos troupes ? Dites-leur de dégager vite fait, car, au bout d’un certain délai, tout ce qui bougera dans ce secteur servira de cible. Ça marcherait ? »
Carabali hocha lentement la tête. « Ça pourrait. Mais, si vous vous imaginez que tous les civils dégageront, vous faites erreur. Il en restera toujours quelques-uns. Certains parce qu’ils sont trop entêtés, stupides ou effrayés, et d’autres parce que, pour une raison ou une autre, ils sont dans l’incapacité de se déplacer. Il en subsistera forcément un certain nombre dans la zone du carnage.
— Mais pas autant, loin de là.