— Enfer ! » Les affirmations de Rione n’avaient pas manqué d’éveiller son anxiété. « Ils pourraient croire qu’il s’agit de quelqu’un de la flotte. » D’un officier. Ou, pire encore, d’un matelot. Exactement ce que lui interdisaient ses responsabilités de commandant en chef.
Rione s’appuya sur un coude et lui décocha un sourire crispé. « Je dois donc m’assurer que la flotte sait que tu couches avec moi. Je me demande comment je vais l’annoncer. »
Il fit la grimace. « Je ne tenais pas à ce que ça devienne une affaire publique. Elle devrait rester privée.
— Rien de ce que tu fais n’est du domaine privé, John Geary. Si tu ne t’en étais pas encore rendu compte, c’est le moment ou jamais.
— Il ne s’agit pas de moi mais de toi.
— Protégerais-tu ma réputation ? » Rione semblait de nouveau amusée. « Je suis assez grande pour prendre soin de moi. Au cas où tu te poserais la question, je savais déjà, en m’engageant dans cette affaire, qu’elle finirait par être de notoriété publique. »
Cette déclaration eut un effet malencontreux : elle lui remit en mémoire ses spéculations, selon lesquelles Rione serait plus attirée par son pouvoir que par sa personne. Mais, si c’était exact, jamais elle ne consentirait à l’admettre et, dans le cas contraire, lui faire part de ses soupçons serait la dernière des sottises.
« Notre liaison n’est ni inconvenante ni illégitime, fit-elle remarquer. Dans la matinée, j’en informerai les commandants des vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération du Rift. Je sais qu’on leur a posé par le passé des questions sur les bruits concernant notre relation, et qu’ils ont démenti. Je dois leur faire savoir maintenant que nous entretenons une liaison, ne serait-ce que pour garder leur confiance. Dès qu’ils en auront eu vent, la flotte tout entière l’apprendra sans doute en un clin d’œil. »
Geary ne put s’empêcher de soupirer. « Est-ce que ça regarde vraiment la flotte ?
— Oui. » Elle lui lança un regard sévère. « Tu en es conscient, toi aussi. Tenter de nous dissimuler reviendrait à laisser croire que nous faisons quelque chose de mal.
— Ce n’est pas mal.
— Chercherais-tu à m’en convaincre, John Geary ? Alors que je suis dans ton lit… C’est un peu tardif.
— J’essaie d’être sérieux. Écoute, quelque chose m’inquiète. Quelque chose sur quoi je comptais auparavant… et sur quoi j’aimerais bien tabler encore.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit-elle nonchalamment.
— Je tiens à ce que tu conserves le même scepticisme à l’égard de mes décisions. Que tu restes aussi exigeante et pointilleuse. Tu es, de toute cette flotte, la seule à qui je puisse demander de considérer mes projets d’un point de vue extérieur. J’ai besoin que tu continues.
— Que je continue à me montrer exigeante ? demanda-t-elle. Un tantinet inhabituel de la part d’un homme, mais je tâcherai de mon mieux, avec le plus grand plaisir, d’être plus intransigeante que jamais.
— Je suis très sérieux, Victoria, répéta-t-il.
— Victoria ne pourra peut-être pas t’aider, mais la coprésidente Rione a fermement l’intention de continuer à t’observer d’un œil aussi inquiet que méfiant. Tu te sens mieux ?
— Ouais.
— En ce cas, j’aimerais me rendormir. Bonne nuit, pour la deuxième fois. » Elle se retourna, lui offrant de son dos, sans doute sans s’en rendre compte, une vue à couper le souffle.
Geary dut faire un très gros effort pour s’arracher à ce spectacle et fixer un bon moment le plafond. Ainsi, elle va annoncer à toute la Galaxie qu’on couche ensemble. Mais elle a raison, il faut en passer par là. Si le bruit venait à se répandre que je couche avec une autre, ça pourrait poser de très graves problèmes. Que la flotte soit au courant… je ne sais pas trop ce que ça m’inspire dans la mesure où je ne sais pas trop non plus ce que je ressens à l’égard de Victoria. Suis-je uniquement attiré par elle parce que j’ai besoin en ce moment d’une forte personnalité à mes côtés ? Ou bien est-ce seulement physique et, en ce cas, je me raconte des histoires en prétendant l’aimer. Non, je ne peux pas y croire. C’est une sacrée bonne femme et je sais que j’aime beaucoup de choses en elle. Mais elle n’est pas spécialement tendre ni câline quand nous ne faisons pas l’amour. Elle me cache quelque chose. C’est même un euphémisme. Elle me cache beaucoup. À notre retour, Victoria Rione pourrait bien décider qu’elle s’est lassée de moi et préfère me quitter, ou encore qu’il faudrait freiner la résistible ascension de Black Jack Geary, à moins qu’elle n’en ait tout bonnement rien à fiche mais trouve utile de se tenir à mes côtés pour exploiter cette situation à son avantage.
À moins aussi qu’elle ne m’aime vraiment.
Admets-le, Geary. Tu n’as aucun moyen de prévoir ce que vous éprouverez encore l’un pour l’autre en regagnant l’espace de l’Alliance, si tu partiras à Kosatka avec elle pour l’y épouser ou si vous vous contenterez d’une poignée de main avant de suivre chacun votre chemin.
Je ferai sans doute le grand saut là-bas, en arrivant. Si nous y arrivons.
Les informations rassemblées jusque-là sur Sancerre semblaient tout à la fois surabondantes et bien peu édifiantes lorsqu’elles portaient sur les questions les plus essentielles. Les groupes de fusiliers débarqués avaient téléchargé une incommensurable quantité de dossiers provenant des banques de données des terminaux abandonnés du Syndic, mais aucun ne contenait de renseignements immédiatement profitables. Plusieurs capsules de survie rescapées éjectées par les vaisseaux détruits de la force syndic Bravo avaient été recueillies, mais les matelots qu’elles hébergeaient savaient seulement qu’ils avaient participé à une bataille à Scylla, prés de la frontière de l’Alliance. Sans doute les officiers auraient-ils pu en apprendre davantage aux investigateurs, mais tous les modules de survie qui les abritaient avaient été anéantis par la décharge d’énergie du portail.
La bataille de Scylla avait manifestement été un carnage, suivi du retrait immédiat des deux camps hors du système. Les installations, assez réduites, que Geary se rappelait avoir vues à Scylla un siècle plus tôt étaient démolies (ou désertées) depuis longtemps à la suite des combats incessants qui se livraient dans un système stellaire autrement sans grande valeur.
Ils se sont bombardés à mort puis ont rompu le contact. Ce n’était pas une très grande bataille. Ces vaisseaux que nous avons vus arriver à Sancerre représentaient la plus grosse partie de la force syndic, et celle de l’Alliance devait être équivalente. Mais je ne peux en tirer aucune conclusion, puisque j’ignore ce qui se passe ailleurs, sur le front.
Dépité, Geary étudia les liens pour trouver le centre des renseignements de l’Indomptable. « Ici le capitaine Geary. J’aimerais parler personnellement au plus haut gradé des spatiaux du Syndic que nous avons recueillis. Est-ce possible tout de suite ? »
La réponse mit un moment à lui parvenir. « Je vais devoir vérifier… » Un hurlement à l’arrière-plan coupa le sifflet à son interlocuteur. « Euh… oui, capitaine ! Immédiatement, capitaine. Par communication virtuelle ou souhaitez-vous un contact physique ?
— Un contact physique. » Geary n’avait jamais pu se défaire d’un soupçon exaspérant selon lequel le logiciel de projection holographique ne rendait pas compte avec exactitude de tous les gestes et mimiques. S’il en jugeait par sa propre expérience, il avait tendance à estomper les détails et nuances qui n’entraient pas dans ses paramètres, alors que les êtres humains pouvaient fréquemment adopter des comportements trahissant, par d’infimes détails, des contradictions manifestes. Ce qu’il regardait parfois comme des anomalies à effacer étaient bien souvent les aspects les plus éloquents d’un individu.