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Son visage a fait la grimace, j’ai cru qu’il allait rire. Mais en le regardant mieux, j’ai vu que c’était plutôt une grimace de colère. « Pourquoi vous dites des choses pareilles ! Qui est-ce qui vous a parlé de disparaître dans la mer ? » C’était la première fois qu’il paraissait fâché de ce que je disais. Il a ajouté, d’une voix plus calme : « Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Vous ne dites que des bêtises ! » Ça m’a rendue honteuse, j’ai pensé que je devais lui serrer le bras, appuyer ma tête sur son épaule pour qu’il me pardonne, mais au lieu de cela, je me suis sentie vexée : « D’abord, pourquoi c’est des bêtises ? Je ne suis pas idiote, je pense à la mort, même si je suis très jeune. » C’était vrai, plusieurs fois j’étais allée au bord de l’eau, j’avais pensé sauter dans les vagues, me laisser prendre par la mer. Sans véritable raison, juste parce que j’en avais assez de l’école, j’en avais assez du petit copain de ma mère qui n’arrête pas de lui chuchoter des choses sucrées, des petites fourberies.

« N’en parlons plus, June. » C’était la première fois qu’il prononçait mon nom, et ça m’a fait fondre parce que ça voulait dire que j’étais quelqu’un pour lui, pas juste une stupide gamine qui s’ennuie et regarde le bouchon de sa ligne flotter dans l’eau du port. Avant de partir, je lui ai fait un baiser léger sur la joue, très vite, le temps de sentir sa peau rude et l’odeur un peu acide (les vieux ont toujours plus ou moins cette odeur acide). Comme s’il était mon père ou mon grand-père ou quelque chose. Et je suis partie en courant sans me retourner.

Je ne comprends pas comment ça m’est arrivé. C’est un peu de la façon dont la plupart des choses se passent pour moi, je ne fais pas très attention, je parle, j’écoute, je suis distrait, je remarque qu’il y a quelqu’un, là, à côté, alors qu’avant il n’y avait personne. Sur un banc, au restaurant, ou à la plage. Sur la grande digue de béton où je vais à la pêche, même si je n’y connais rien, juste parce que pêcher me permet de rester des heures à regarder la mer sans que personne se demande pourquoi, et voilà. Elle est venue me parler. Elle a envahi ma vie. Une gamine ! Elle prétend qu’elle a seize ans, mais je vois bien qu’elle ment, elle va toujours à l’école, à seize ans dans ce pays on travaille, on se marie, on ne traîne pas sur les routes ou sur la digue avec un vieux. J’avais bien besoin de ça. Avec mon passé, qu’on me voie avec une gamine ! Je suis sûr que l’unique policier me surveille, à chaque coin de route il est là, il passe lentement dans sa voiture bicolore, il glisse un regard torve de mon côté. Il attend l’occasion de m’arrêter. Il a repéré en moi quelqu’un qui n’est pas ici juste pour faire du tourisme, un solitaire, un suspect. Plusieurs fois il est passé avec sa voiture devant nous, alors que nous revenions de la pêche. Il ne dit rien, il fait semblant de ne pas nous voir, c’est encore pire.

Elle s’appelle June. Je dois dire que j’aime bien son nom. Je suis sûr que Mary aurait aimé la connaître. Cette chevelure qu’elle a, une crinière noire, frisée, serrée, avec des reflets fauves. La plupart du temps elle l’attache en chignon avec des bouts d’élastique. Mais quand elle est au bord de la mer, elle relâche ses cheveux, et cela fait une perruque qui brille au soleil, dans laquelle fourrage le vent. Mary aussi avait beaucoup de cheveux, mais très noirs et très lisses, quand elle les coiffait en chignon elle ressemblait à une geisha.

Je dois me ressaisir. Je ne suis pas venu dans cette île pour pêcher des rougets et faire la conversation à une gamine impubère ! Je ne suis pas un foutu touriste qui fait la ronde des sites à voir, prend des photos et coche au fur et à mesure : le banc du premier baiser, done. Le phare du bout du monde, done. L’allée de la solitude, le jardin des promesses, la plage du naufrage, done, done, done. Puis qui repart quand on lui a vidé la tête et fait les poches ! L’île, pour moi, c’est un cul-de-sac sans espoir, l’endroit qu’on ne peut pas dépasser, après quoi il n’y a plus rien. L’océan, c’est l’oubli.

Mary, sa vie, son corps, son amour, disparus sans laisser de traces, sans laisser de raisons. Et aussi cette fille, à Hué, cette femme renversée sur le sol, et qui ne geint même pas pendant que les soldats passent sur elle. Sa bouche qui saigne, ses yeux comme deux taches d’ombre. Et moi qui regarde, sur le pas de la porte, sans bouger, sans rien dire. Mes yeux d’assassin. C’est à cause de ces images que je suis ici, pour trouver ce qui les détient, la boîte noire qui les enferme à jamais. Non pour les effacer, mais pour les voir, pour ne jamais cesser de les faire apparaître. Pour mettre mes pas dans les traces anciennes, je suis un chien qui remonte la piste. Il doit y avoir ici une raison qui justifie tout ce qui est arrivé, une clef à ces terribles événements. Quand je suis arrivé dans l’île, j’ai ressenti un frisson. Littéralement, j’ai senti les poils se hérisser sur ma peau, dans mon dos, sur mes bras, sur mes épaules. Quelque chose, quelqu’un m’attendait. Quelque chose, quelqu’un, caché dans les rochers noirs, dans les fractures, les interstices. Comme ces insectes répugnants, ces sortes de blattes de la mer qui courent par milliers le long du rivage, qui font des tapis mouvants à marée basse sur les jetées et les brisants. Du temps de Mary, ces insectes n’existaient pas — ou bien nous n’y avions pas prêté attention ? Mary pourtant hait les insectes. C’est la seule forme de vie qu’elle déteste. Un papillon de nuit la jette dans la terreur, une scolopendre lui donne la nausée. Mais nous étions heureux, et pour cela ces insectes ne se montraient pas. Il suffit d’un changement dans l’existence, et d’un coup ce que vous ignoriez devient terriblement visible, et vous envahit. Je ne suis ici pour rien d’autre. Pour me souvenir, pour que ma vie de criminel m’apparaisse. Pour que je la voie dans chaque détail. Pour que je puisse, à mon tour, disparaître.

June m’attend. Elle veut me poser des questions. Parfois j’ai envie d’être violent avec elle. J’ai envie de lui dire, avec des mots méchants, des mots qui font mal : « Je vais vous expliquer, petite fille. J’ai été en prison pour complicité de viol sur une fille qui avait à peu près votre âge. Des types l’ont tenue au sol et ils l’ont violée l’un après l’autre, et moi je suis resté à regarder sans rien faire. C’était la guerre, tout était permis. J’ai fait de la prison, regardez, j’ai mon numéro de détenu tatoué sur mon bras gauche, c’est pour ça que je ne porte que des chemises à manches et des vestons. » Je sais que je le lui dirai. Je hais ses petites mines sucrées, son babillage d’enfant. Je le lui dirai pour qu’elle ait peur de moi, pour qu’elle comprenne que je peux récidiver, la renverser dans les rochers et faire d’elle ce que je voudrai, et mettre ma main sur sa bouche pour l’empêcher de crier, et la tenir contre la terre par ses cheveux, mes doigts accrochés à sa tignasse, et respirer sa peur dans sa bouche ! Quand je la retrouve sur la côte, j’ai encore la fureur de la nuit en moi, cette onde aveugle qui vient de la mer et marmonne et ressasse toute la nuit, mêlée au vent froid et à la brume, cette nappe opaque qui recouvre le ciel et éteint la lune et les étoiles ! June est assise dans les rochers, vêtue de sa robe longue, ses cheveux défaits sur les épaules, elle tourne son visage quand j’arrive, le soleil éclaire sa peau et fait briller ses yeux. Et moi je viens vers elle avec la noirceur de la nuit, des haillons de rêves et de cauchemars sur les épaules, mon visage gris, mes cheveux gris, comme si je sortais d’un lit de cendres.

« Ben, vous n’avez pas bien dormi ? » Elle a ce ton enjoué que je déteste. « Pourquoi les vieux n’arrivent pas à dormir ? » Elle a trouvé la réponse : « Parce qu’ils dorment le jour, ils aiment trop faire la sieste, c’est pour ça qu’ils ne peuvent pas dormir la nuit. » Elle a raison. Ce n’est pas aujourd’hui que je lui raconterai mes crimes.