J’ai rêvé que Monsieur Kyo était mon père. Ce n’est pas à cause de la couleur de sa peau et de ses cheveux frisés que j’ai fait ce rêve. C’est parce que je crois bien qu’il se soucie de moi comme l’aurait fait mon vrai papa. Depuis quelque temps, Jo est devenu très agressif. Quand je sors de l’école, il m’attend au coin de la rue et il s’amuse à me tourmenter. Quand ce sont seulement des gros mots et des insultes, je le laisse dire et je continue ma route. Mais à présent il m’attrape et il fait semblant de m’étrangler avec une clef au cou, et puis il accroche ses doigts dans mes cheveux et il m’oblige à baisser la tête jusqu’à ce que je tombe à genoux. J’ai des larmes dans les yeux, mais je résiste. Je ne veux pas lui donner ce plaisir. Je ne sais plus quand, j’en ai parlé à Monsieur Kyo. Il a écouté sans rien dire, j’ai pensé qu’il s’en fichait, de ces histoires de sales gosses. Et un jour, je sortais de l’école, vers trois heures, Jo était là, il m’a prise par les cheveux comme d’habitude. Alors Monsieur Kyo est arrivé, il marchait vite, il a traversé la rue et il est venu jusqu’à Jo, il l’a attrapé par les cheveux à son tour et il l’a obligé à se mettre à genoux devant moi. Il a maintenu Jo un bon moment, et le garçon se débattait, cherchait à s’en aller, mais Monsieur Kyo tenait bon. Il n’est pas très grand, comme je l’ai déjà dit, mais il a beaucoup de force dans les bras et les mains. Je m’étais écartée, je regardais cette scène, et j’étais fière parce que quelqu’un avait pris ma défense. Monsieur Kyo avait une expression étrange sur son visage, une expression que je n’avais jamais vue avant, de la colère, de la violence, ses yeux brillaient dans son visage sombre, deux rayons de lumière verte, non pas froide, mais à cet instant brûlante, aiguë. Et j’ai entendu sa voix qui disait : « Vous ne recommencerez jamais, vous entendez ? Vous ne recommencerez jamais ! » Il parlait en anglais, Jo ne pouvait pas le comprendre, mais sa voix grondait, j’avais l’impression qu’elle roulait en tonnerre, et le garçon tremblait de l’entendre. Mais moi je n’avais pas peur. Monsieur Kyo était si fort, si beau, j’avais l’impression qu’il était venu d’un autre monde, ou du fond du ciel, pour me trouver sur mon île et m’enlever à mon malheur. Comme si je l’avais toujours attendu, depuis mon enfance, et qu’il avait entendu mes prières. Non pas un ange, ni un esprit bienfaisant, mais plutôt un guerrier, un combattant sans armure, un chevalier sans cheval. Je le regardais, et soudain il a lâché le garçon qui s’est enfui en courant. Et lui, Monsieur Kyo, ne s’est pas retourné pour le regarder partir. Il est resté un instant, son visage encore noirci par la colère, ses yeux verts pareils à des morceaux de miroir, et je ne pouvais pas détacher mon regard. Puis il est reparti à grandes enjambées, et j’ai compris que je ne devais pas le suivre.
C’est cela qui s’est passé. Je ne l’ai raconté à personne, surtout pas à ma mère. Mais j’ai compris qu’à compter de ce jour j’avais un ami. Et même plus que cela, j’ai rêvé qu’il était mon père, qu’il était venu dans l’île pour me trouver, pour un jour m’emmener avec lui très loin, dans son pays, en Amérique.
Un peu plus tard, quand j’ai revu Monsieur Kyo, je lui ai dit : « Est-ce que vous viendrez un jour à la maison pour rencontrer ma mère ? » J’ai dit : « Ma mère, elle parle bien l’anglais. » J’ai ajouté tout de suite, pour qu’il ne croie pas que c’était par politesse : « C’est seulement si vous voulez, bien sûr il n’y a aucune obligation. » Il n’a dit ni oui ni non, il n’a pas répondu à la question, et j’avais un peu honte de la lui avoir posée. Alors je me suis dépêchée de lui parler d’autre chose, de la pêche, des coquillages que ma mère vend aux restaurants, comme si j’avais voulu qu’il devienne son client et qu’il lui achète des ormeaux.
N’empêche que, après ce qui s’est passé à la sortie de l’école, Jo ne m’a plus jamais embêtée. Il grommelle toujours ses gros mots quand je passe devant lui, il me traite de guenon, mais il se méfie. Je vois ses petits yeux chafouins qui regardent à gauche et à droite, il guette si Monsieur Kyo n’est pas dans les parages, caché derrière un pylône, ou dans l’ombre d’une porte. Ou dans la boutique de la pharmacienne, qui est juste au carrefour.
Cela aussi, j’ai oublié de le dire, c’est un fait nouveau dans la vie de Monsieur Kyo. Un jour que nous avions escaladé des rochers, dans les bourrasques, par une mer tempétueuse, j’ai glissé et je me suis écorché le genou contre une pierre pointue. J’avais mal, et puis ça saignait beaucoup. Monsieur Kyo a fabriqué un bandage avec un morceau de sa chemise qu’il a découpée avec son petit couteau de pêcheur. Il a regardé le tissu qui s’imbibait de sang : « Vous feriez mieux d’aller à la pharmacie pour qu’on vous désinfecte et qu’on vous mette un bon pansement. » Il n’y avait pas à discuter. Je ne pouvais pas sauter dans les rochers, alors il m’a portée jusqu’à la route, et malgré la douleur à mon genou j’ai été contente d’être soulevée dans ses bras, il est très fort et je sentais sa poitrine contre moi. Puis nous avons marché vers le village, et je m’appuyais sur lui, je faisais exprès de boiter pour rester bien serrée contre son bras en marchant. Je n’étais jamais allée chez la pharmacienne, elle est nouvelle dans notre île. Elle est jolie, avec un visage un peu blanc et des yeux cernés, sa boutique est minuscule, protégée de la rue par un rideau en toile blanche qu’il faut soulever pour entrer. Monsieur Kyo a passé un long moment dans la pharmacie pendant que la dame nettoyait la plaie à l’alcool, et faisait le pansement avec une pommade, et entourait le genou avec une bande de coton. Je n’avais plus vraiment mal, mais j’exagérais les grimaces et les soupirs pour me rendre intéressante.
J’ai tout de suite compris que Monsieur Kyo était séduit par cette femme. C’est ridicule, mais ça m’a mise en colère. Je n’aime pas que les grands se conduisent comme des enfants. Surtout, je ne voulais pas que quelqu’un de la valeur de Monsieur Kyo se laisse embobiner par une femme ordinaire, cette pharmacienne, même si elle est jolie. Ça me donne l’impression qu’il devient semblable à elle, je veux dire quelqu’un d’ordinaire, pas digne d’être mon père. Quelqu’un de banal, qui dit des choses sans y croire, qui sourit, qui bavarde. Monsieur Kyo est tout le contraire, il est fort, il peut parler comme le tonnerre, il peut regarder avec ses yeux verts et les gens ont peur.
Mais après coup, en y réfléchissant, j’ai compris qu’il devait déjà connaître cette femme, et que c’est pour cela qu’il était intervenu à la sortie de l’école. Quand Jo m’avait tirée par les cheveux, Monsieur Kyo était dans la boutique de la pharmacienne, il n’a eu que quelques pas à faire pour arriver. J’avais cru qu’il était venu de nulle part, mon génie protecteur, mais c’est juste qu’il était occupé à parler avec cette femme. Ça m’a ennuyée, mais en même temps je me suis sentie rassurée, j’avais un ange gardien. Un bon génie. La pharmacienne n’avait pas tellement d’importance après tout, c’était juste une jolie fille un peu bavarde. Une femme ordinaire.
Maintenant que nous sommes vraiment des amis, Monsieur Kyo et moi, je me sens vraiment libre en sa compagnie. Pas au point de lui parler familièrement ni de l’appeler par son prénom (même si j’aime beaucoup le prénom Philip). Mais je me sens libre de parler de ce que je veux quand je veux. Par exemple, j’invente pour lui des histoires, des anecdotes, pour le distraire, pour le faire rire. Pour lui, je chante toutes les chansons que je connais, les vieilles chansons en anglais, Little Boy Blue, Mary Quite Contrary, Old King Cole qui demande son bol, sa cuiller et ses trois joueurs de violon. Et aussi des chansons que j’ai entendues à la radio, d’Elvis, ou de Nina Simone, ou encore les chansons de The Sound of Music, parce que je regarde le film en vidéo chaque fois que je suis seule à la maison. J’ai bien vu que ça lui plaisait, son visage devient plus doux, ses yeux n’ont plus le même éclat de verre, ils s’embuent. « Vous avez une jolie voix, m’a-t-il dit un jour. Vous pourriez devenir une chanteuse quand vous serez grande. » C’était un compliment qui m’a fait battre le cœur et qui m’a donné chaud aux joues. « Oh oui, j’aimerais bien être une chanteuse, ai-je dit. Le seul endroit où je peux chanter, c’est à l’église, le pasteur joue du piano et je chante les cantiques. » Il a eu l’air intéressé. « Alors je pourrai aller vous écouter un dimanche. » J’ai été trop enthousiaste je crois, j’ai crié : « Oui, Monsieur. S’il vous plaît, s’il vous plaît. » Pour cela il s’est rembruni. « Peut-être, je viendrai, on verra. » Je crois que j’ai été un peu honteuse d’avoir montré ma joie, mais j’ai vraiment cru qu’il allait venir à l’église la prochaine fois, le dimanche suivant. S’il l’a fait, il s’est bien caché, parce que j’ai eu beau chercher, je ne l’ai pas vu. Peut-être qu’il n’aime pas trop les églises car j’ai remarqué que chaque fois que je mentionne l’église, ou le pasteur, il change de conversation, ou bien il reste muet comme les poissons que nous pêchons. Même une fois, je lui parlais du ciel, du paradis, et lui s’est mis à ricaner. « Ça, ce sont des histoires qu’on raconte aux enfants. Le ciel, ça n’existe pas. » Je n’aime pas quand Monsieur Kyo a ce rictus, il découvre ses vilaines dents, il en a une en particulier qui sort sur le côté, une canine pointue, un vrai croc de chien.