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Je voudrais tellement lire dans ses pensées, comprendre pourquoi il est ainsi, sombre et silencieux, avec cette lumière triste dans ses yeux. S’il était vraiment mon père, je pourrais connaître sa vie, je saurais lui poser des questions, le consoler, le faire rire. Lui changer les idées. Partager son histoire. Parfois il me fait penser à la mort. Je pense à ce qui va arriver dans quelque temps, il ne sera plus là, ma mère non plus. Je pense que je serai seule, que jamais plus je ne rencontrerai quelqu’un comme lui, jamais plus je n’aurai la chance de rêver à mon père.

Mais heureusement ça ne dure pas. J’invente quelque chose pour le distraire, un jeu, une devinette. Une historiette locale. Voici celle que je lui raconte un dimanche après-midi, quand nous sommes en haut de la falaise, assis au milieu des buissons de camélias :

HISTOIRE DE LA VACHE

Il était une fois dans une île

Une île où il n’y a pas d’animaux, ni d’oiseaux

Il n’y a que des hommes et des femmes

Les gens s’y ennuyaient, et de plus il n’y avait pas beaucoup à manger

juste des patates et des oignons

En hiver surtout c’était triste parce que les nuits sont longues

Il fait froid, il y a beaucoup de vent et de pluie

et du brouillard

Un jour quelqu’un est arrivé dans l’île

Un visiteur étranger comme vous

Personne ne savait son nom

C’était un homme bien étrange

Il était grand et fort avec une tête longue

et des yeux jaunes qui faisaient peur

Il était habillé avec un long manteau

et il portait un chapeau noir

Il ne parlait jamais à personne

et s’il parlait sa voix était forte et grave et tout le monde avait peur

Une nuit l’étranger a disparu

Une nuit de brouillard

Une nuit où on a peur de sortir parce qu’on peut tomber de la falaise

Et les gens de l’île ont entendu un cri

C’était la voix de l’étranger

La voix allait et venait dans la brume

et on entendait aussi des bruits de pas dans les ruelles

des pas qui traînaient, flop, flop

Et le matin, le brouillard s’est levé

Alors les gens ont vu au milieu des champs une vache

Une belle vache noire

C’était l’étranger qui s’était transformé en vache

C’était la première fois qu’ils voyaient une vache dans cette île

Alors les gens de l’île n’ont plus eu peur

Ils ont demandé du lait à la vache et les enfants ont eu du lait

Voilà tout

Maintenant, chaque fois que le brouillard tombe sur l’île quelqu’un disparaît

Et le matin suivant il y a une vache de plus

C’est pourquoi vous devez faire très attention au brouillard

car vous êtes un étranger

Monsieur Kyo a hoché la tête : « Vous avez de l’imagination. »

Pendant un instant ses yeux verts étaient devenus un peu jaunes, de la couleur exactement des yeux des vaches.

Je suis allé pour la première fois à l’église. En fait d’église, c’est juste le rez-de-jardin d’un petit immeuble du centre du village. On descend quelques marches et on est devant une porte double matelassée, et malgré le capitonnage j’entendais la musique qui venait de l’intérieur, un brouhaha de piano et de voix. Quand j’ai poussé la porte, j’ai entendu la voix de June. Elle était sur une sorte de podium, entourée d’enfants de son âge, mais elle les dominait d’une tête. À droite de la scène le pasteur était au piano, il jouait un air un peu lent et mélancolique, mais rythmé, et les fillettes frappaient dans leurs mains en cadence.

Elle chantait en anglais : nobody knows but Jesus, je connais les paroles. C’était sa voix très claire, non pas aiguë comme celle des enfants, mais une voix forte et un peu grave, et j’ai ressenti un frisson. Je suis resté devant la porte, même si les gens du dernier rang se sont serrés pour me faire place sur leur banc. Je ne pouvais pas avancer. Quelque chose m’empêchait d’entrer complètement dans la pièce, comme si je n’avais pas le droit. Comme si tout à coup on allait me prier de sortir, on m’aurait reconnu et je n’avais plus ma place dans cette église. Ou bien c’était en moi, je ne pouvais pas mettre un pied devant l’autre. Je restais appuyé au chambranle de la porte, l’empêchant de se refermer, pour sentir l’air froid du dehors, repousser l’air du dedans qui était chaud et chargé d’odeur humaine, une odeur bizarre de cuir et de bois, ou de linge frais, une odeur intime et douceâtre qui me répugnait.