À la fin de l’été, les forces se rassemblent. Je hais l’été, c’est la saison de l’oubli, ou du moins la saison où l’on fait semblant d’oublier. Chaque jour, la marée humaine remplit tous les coins, une eau trouble et clapotante qui s’infiltre dans les espaces vides, se ramifie, se décuple. Un moment, à six heures du matin, déjà grand jour, tout est désert, en suspens. Seules les pêcheuses d’ormeaux flottent au large. Quelques oiseaux. L’instant d’après, c’est l’invasion. Une éclosion d’insectes noirs. Ils courent dans tous les sens, leurs antennes aux aguets, leurs élytres écartés, ils nagent, ils roulent, parfois même ils volent, j’en ai vu : un homme attaché par des sangles qu’un bateau avait halé jusqu’à la plage, et le vent gonflait ses membranes flasques, l’entraînait à quatre pattes comme un monstrueux crabe multicolore. Je l’ai arrêté dans sa course. Il a tourné son visage rouge vers moi. Il s’est épousseté, et il m’a dit : « Spassiba ! » Quel mauvais vent l’a amené jusqu’ici ?
Le bruit et la chaleur me font fuir l’étroite chambre de l’hôtel près du port. Le taulier m’a loué une tente — un témoin des surplus d’après-guerre, me semble-t-il — et je suis allé m’installer de l’autre côté de l’île, là où il n’y a pas de plage, une côte de rochers noirs hérissés de griffes. J’y suis envahi par les cafards de mer, mais je les préfère aux insectes humains. Mary disait que j’étais un éternel célibataire maniaque. Elle se moquait de moi : « Sissy, poussy. » Elle ne savait rien de ma vie. Elle ne parlait pas souvent d’elle-même. Une nuit, parce qu’elle chantait à tue-tête en marchant au bord de la mer, je lui ai dit que n’importe où ailleurs elle passerait pour une folle. Elle a cessé de chanter, elle a parlé avec amertume de la maison où on l’avait enfermée sur la recommandation d’un médecin ami de sa famille. Elle appelait ça : la Maison blanche. Parce que tout était blanc, les murs, les plafonds, les blouses des infirmiers et des toubibs, et même le teint des patients.
J’ai senti que je lui devais quelque chose. J’ai dit, sur un ton détaché : « Moi aussi, j’ai été enfermé. » Elle a dit : « Dans une Maison blanche, vous aussi ? » J’ai répondu : « Non, en prison. » N’importe qui aurait demandé : « Pourquoi on vous a mis en prison, qu’est-ce que vous aviez fait ? » Mary n’a pas posé de questions. Elle est restée silencieuse, et je n’ai pas continué. Je ne suis pas doué pour la confession.
Quand je ne vais pas à la pêche, je marche à travers l’île. À l’intérieur des terres, les touristes sont moins nombreux. Ils s’intéressent aux plages et aux fameux points de vue et pas du tout aux champs de patates et d’oignons. L’été, les sentiers sont brûlants. La terre sent une odeur acide, lourde. Derrière les haies s’abritent des vaches impassibles. Le soleil écorche les yeux. Je me souviens, avec Mary, nous dormions le jour et nous vivions la nuit. La maison que nous louions existe toujours, une cabane en parpaings et en planches avec un toit de tôle ondulée. Elle a été rachetée par un étranger, un architecte japonais à ce qu’on m’a dit. Il a de grands projets pour l’île, un hôtel quatre étoiles avec piste d’atterrissage pour les hélicos et spa d’eau de mer. Son idole, c’est l’architecte Tadao Andō, c’est tout dire. Grand bien lui fasse ! Mary et moi nous sortions au crépuscule, comme des vampires, quand le soleil se diluait dans la brume. Nous nagions dans le noir, en frissonnant quand les algues touchaient notre ventre. Une fois, dans la demi-lune, nous avons fait l’amour sur la plage, dans l’eau, en roulant à la manière des vaches marines. Cela s’est passé il y a très longtemps. Je croyais avoir oublié, mais quand je suis revenu ici, chaque seconde a recommencé.
Quand je suis arrivé dans l’île, après toutes ces années, je pensais que je ne resterais pas plus de deux ou trois jours. J’ai pris une chambre dans un petit hôtel du port, près du terminal des ferries, au-dessus des magasins qui louent les scooters et les vélos aux touristes. Le temps de vérifier qu’il n’y avait plus rien, que le passé était effacé, que je ne ressentais plus rien, le temps d’un ricanement ou d’un haussement d’épaules. Le premier jour je n’ai rien fait d’autre que d’observer le va-et-vient des bateaux, la foule qui descendait la coupée par la porte de débarquement, les autos et les vélos. La plupart des visiteurs étaient très jeunes, des couples d’amoureux, des groupes d’enfants. Je les ai regardés jusqu’à en avoir la nausée, un mal de tête lancinant. Que venaient-ils faire là ? De quel droit ? Qu’est-ce qu’ils espéraient ? Des prédateurs douceâtres, avec leurs anoraks de couleur vive, leurs baskets, leurs casquettes de base-ball, leurs lunettes de soleil. Connaissaient-ils quelque chose au danger qui rôde ici, aux esprits de la nuit, aux forces qui guettent du fond de la mer, tapies dans leurs crevasses ? Avaient-ils jamais vu de noyé ? Je les haïssais sérieusement. Je comptais leurs allées et venues, des centaines, des milliers. Tous identiques.
À la nuit, j’ai marché sur les routes, le long de la mer, de long en large. Les touristes avaient fui. Pourtant il me semblait que certains étaient restés, cachés derrière les broussailles, pour m’espionner. Il faisait froid, le vent soufflait avec la marée montante. Il n’y avait pas de lune, le ciel était pris par la vapeur, la mer était une masse obscure. Je marchais en titubant, les bras un peu écartés pour garder mon équilibre. Des chiens enchaînés aboyaient à mon passage. Dans une grange éteinte, une vache meuglait. Et d’un seul coup la mémoire m’est revenue. J’étais là, sur cette route, seul et aveugle, et j’étais à nouveau trente ans en arrière, avec Mary. Je marchais près d’elle, et brusquement je l’ai embrassée dans le cou, à la naissance des cheveux. Elle s’est écartée, un peu surprise je crois, et je l’ai retenue, et nous avons marché enlacés jusqu’à la plage, nous nous sommes assis dans le sable coriace. Nous avons écouté le bruit de la mer. C’était la première fois que nous nous embrassions.