— On pourra aller voir la tour ? demanda Voisenet, curieux des corvidés.
— Pourquoi ?
— Pour se faire une idée de tout.
— Allez-y si ça vous chante, lieutenant. Et si vous en avez le temps, prélevez un seau de fiente pour l'étaler autour de la cabane de Céleste. Ne dites pas que cela vient de la tour, elle la craint comme la peste. Rude à l'abord. Mais brave.
— Pourquoi ? demanda Kernorkian.
— Pourquoi elle est rude ?
— Non, pourquoi la fiente ?
— Il y a des vipères. Ou elle les imagine. Et sa cabane n'est pas bien isolée. Faut en répandre tout autour.
— Très juste, approuva Voisenet, elles en fuient l'odeur. Mais elle ? Rude et brave ?
— C'est souvent comme ça, quand on défend un gosse contre vents et marées. Et pourquoi le défend-elle à ce point ? Cherchez, tous. Dînez à l'Auberge du Creux, la cuisine en vaut la peine, de l'avis du commissaire Bourlin.
— L'Auberge du Creux ? dit Mercadet, un peu surpris.
— C'est ainsi, lieutenant, ils appellent ça le « Creux ». C'est un morceau de terre errante entre les deux villages et ça n'est pas indiqué sur la carte. L'Auberge du Creux, la chapelle du Creux, la tour du Creux.
— On s'en fout de cette tour, gronda Noël.
— On ne se fout jamais de rien, Noël. Ni d'une tour, ni d'un pigeon, ni de Retancourt. Vous vous souvenez ?
Noël inclina à peine la tête, avec désagrément. Il avait tout de même donné son propre sang à Retancourt, pour un cas d'urgence. Adamsberg ne désespérait pas, presque pas, de le rectifier un tant soit peu.
Cette manière de distribuer des ordres — c'était son foutu boulot, qu'il ne pouvait confier à Danglard — l'indisposait. Il fit au plus vite et l'équipe se sépara pour déjeuner, les uns se dirigeant vers l'opulente, bourgeoise et décadente Brasserie des Philosophes, les autres vers le petit café du Cornet à dés, où l'épouse, couvant sa colère, obéissait muettement aux ordres de son mari abrupt, tout en confectionnant des sandwichs peu communs. On appelait le patron « Gros-Plant ». En réalité, on ne l'appelait pas, l'homme n'aimant pas parler. La lutte sociale fulgurait entre les deux établissements postés face à face. Un jour, il y aura un mort, pronostiquait toujours Veyrenc.
Adamsberg le regarda sortir, Veyrenc, lui qui avait compris le signe de la guillotine. Le soleil entrait maintenant dans la grande salle. Et sous cette lumière d'avril, les quatorze mèches anormalement rousses du lieutenant brillaient dans ses cheveux très bruns.
— J'ai pensé à un truc en me réveillant, glissa Danglard avant de partir, de ce ton comploteur qui n'annonçait rien de bon. Enfin, c'était une pensée du réveil.
— Dépêchez-vous, commandant, vous avez à peine le temps de vous restaurer avant de partir.
— Eh bien, c'est cette histoire du comte de Provence.
— Je ne vois pas.
— Je vous ai dit que Guillotin avait été médecin du comte.
— Vous l'avez dit.
— Dans mon demi-sommeil, le comte de Provence m'a amené, de fil en aiguille, à des familles comtales et ducales.
— Vous avez bien de la chance, Danglard, dit Adamsberg en souriant. Les pensées du réveil sont rarement aussi fastes.
— Eh bien, j'ai songé aux prénoms d'Amédée — qui est rare, vous l'avouerez — et de Victor, qui correspondaient à ceux, de toute éternité, des ducs de Savoie. Cela, c'était presque dans le sommeil et je vous épargne la liste de tous les Amédée de Savoie.
— Merci, commandant.
— Mais à partir de 1630, et jusqu'en 1796, il y eut trois Victor-Amédée de Savoie. Victor-Amédée III s'opposa à la Révolution, et son duché fut envahi par les troupes françaises enflammées.
— Et donc quoi ? dit Adamsberg d'une voix lasse.
— Rien. Cela m'a amusé que l'un s'appelle Victor et l'autre Amédée.
— Je vous en prie, Danglard, dit Adamsberg en décollant une boule de gratteron, ne prenez pas l'habitude de dire des choses déraisonnables. Ou bien à nous deux, nous n'irons pas loin.
— Je comprends, dit Danglard après un silence.
Adamsberg avait raison, songea-t-il en poussant la porte. Son influence était sournoise comme une inondation, et il devait, c'est exact, y prendre garde. Se tenir loin des berges glissantes de son fleuve.
XII
Adamsberg avait gardé Justin auprès de lui pour noter les rapports qui arrivaient depuis Le Creux. Le téléphone était branché sur haut-parleur et Justin tapait sur l'ordinateur, beaucoup plus vite qu'Adamsberg qui n'utilisait que deux doigts.
— Le mort avait épousé l'irrésistible Adélaïde il y a vingt-six ans, exposait Mordent de sa voix plate. Mais leur fils n'est venu vivre avec eux qu'à l'âge de cinq ans. L'arrivée du gamin a surpris tout le monde. On a su après qu'il avait été placé en maison spécialisée durant toute sa petite enfance, pour troubles psychomoteurs. Ce n'est pas le terme qu'ils emploient, mais c'est le sens. Enfin, le petit n'était pas « normal », quoi.
— Mais Amédée n'a presque aucun souvenir de cette période, ni de cette institution, ajouta par-derrière la voix de basse de Retancourt. Il se rappelle de canards qu'on décapitait, par exemple.
— Pardon ? dit Justin en relevant la tête, réajustant sa mèche blonde qu'il coiffait de côté, ce qui lui donnait l'allure d'un écolier modèle d'avant-guerre. Vous avez bien dit « canards » ? Pas « cafard » ou « cabale » ou…
— Canards, trancha Retancourt. Qu'on décapitait.
— Guillotine, murmura Adamsberg.
— Commissaire, dit Retancourt, sauf votre respect, on coupe toujours la tête des canards. Rien que de très normal.
— Ça évoque plus une ferme qu'une institution, observa Justin.
— Peut-être une institution où l'on pratiquait des activités liées aux animaux, dit Mordent, c'est à la mode. Contact avec les bêtes, responsabilités, petits travaux de plein air, donner du grain, changer l'eau.
— Pour un enfant, décapiter des canards n'est pas un « petit travail » de plein air anodin, dit Adamsberg.
— Il a pu le voir par hasard. En tout cas, le petit ne tournait pas rond. Et peut-être ne tourne-t-il toujours pas rond.
— De quoi se souvient encore Amédée ?
— D'un lit froid, d'une femme qui criait. C'est à peu près tout.
— Pas d'autres enfants avec lui ?
— Il se rappelle un grand qui l'emmenait en promenade et qu'il adorait. Sans doute un aide-soignant. Le médecin de la famille est à Versailles, j'y pars avec Veyrenc. Retancourt va se charger de Pelletier, le gars n'est pas clair.
Danglard appela sur l'autre ligne.
— Le notaire est à Versailles, j'en sors.
— Ils faisaient tout à Versailles, ces gens.
— C'est évidemment mieux coté que Malvoisine. Vu les sommes en jeu, Masfauré avait opté pour un grand cabinet. Très beau d'ailleurs, boiseries anciennes du sol au plafond, tapisseries d'Aubusson, une scène de chasse avec quelques détails discrètement licencieux, comme on…
— Danglard, s'il vous plaît, coupa Adamsberg.
— Pardon. Le notaire n'a pas encore achevé l'estimation précise des biens, mais cela atteint quelque chose comme cinquante millions d'euros. Vous vous rendez compte ? Il y avait bien plus avant, mais Henri Masfauré a investi personnellement dans la recherche sur le pompage du CO2 et la reconversion des résidus. L'usine prototype qui doit tester la technologie est en fin de construction dans la Creuse. Un bienfaiteur et un très grand chercheur, le notaire confirme. Il y a un testament, qui date d'un an et cinq mois.