— Allez-y, dit Adamsberg en sortant de sa veste une cigarette pliée.
Censé ne pas fumer, le commissaire prélevait des cigarettes dans les paquets de son fils, qu'il enfournait à même ses poches, où elles se tordaient, se vidaient, vivaient une vie nouvelle en liberté.
— Tout va à son fils Amédée, à charge pour lui d'achever l'usine et de veiller à sa mise en fonction. Sauf un legs de cent mille euros à Victor, et de cinq cent mille à Céleste.
— Je comprends pour Céleste, dit Adamsberg. Mais laisser cent mille euros à son secrétaire, c'est très rare. On peut se demander quel service il avait rendu pour être si copieusement récompensé.
— Ces gens n'ont pas la même notion de l'argent que nous, commissaire, tout simplement. En tout cas, ce sont des sommes qui suffisent très largement pour inciter à tuer.
— À tuer Masfauré, mais pas la professeur de maths.
— À moins que, dit Danglard. L'idée étant de commettre un autre meurtre avant, accompagné du même signe alambiqué, pour égarer les soupçons. Auquel cas nous aurions affaire à la technique classique du leurre.
— Je continue de noter ? demanda Justin. Parce qu'il ne s'agit plus d'un rapport, mais de commentaires.
La méticulosité de Justin était précieuse, on pouvait compter sur l'excellence de ses procès-verbaux, mais elle agaçait par son revers maniaque.
— Oui, Justin, vous notez tout, ordonna Adamsberg. Et comment Victor ou Céleste aurait connu l'existence d'Alice Gauthier ?
— Victor la connaissait de fait, depuis l'Islande, dit Danglard. Quant à Céleste, elle avait tout moyen de fouiner dans la maison et de tomber sur une éventuelle correspondance entre elle et Masfauré. Si les flics croient à deux suicides, tant mieux. S'ils s'égarent sur l'Islande, très bien aussi. Sinon, il reste toujours le signe, farfelu, conçu pour nous brouiller la vue. Du travail bien fait, avec anticipation des logiques policières.
— C'est possible.
— Je suis d'accord, ajouta Justin. Mais cela, je ne le note pas, précisa-t-il pour lui-même.
— Et comment auraient-ils connu le testament ? reprit Adamsberg.
— Il en existait un double chez Masfauré, dit Danglard. Introuvable. Je coupe, commissaire, je vais réserver nos tables à l'auberge. Au fait, je sais pourquoi on appelle cet endroit « Le Creux ». Rien à voir avec notre enquête, mais c'est divertissant. Ah pardon, Pelletier, très important. Il ne reçoit rien. C'est-à-dire qu'il ne reçoit plus rien. Dans le testament précédent, il emportait un legs de cinquante mille euros. Et selon le notaire, qui est un homme formel mais bienveillant — il se comporte un peu comme un ancien noble, mais selon moi, sa particule est usurpée, car tous les Des Mar…
— Danglard.
— Je n'ai pas noté cela, indiqua Justin d'un ton neutre.
— Donc Pelletier n'a rien, se reprit Danglard. Car Masfauré le soupçonnait de surévaluer le prix d'achat des chevaux et de leurs semences. Rien qu'un étalon de grande famille, ça peut valoir jusqu'à des centaines de milliers d'euros, je ne vous parle pas des bêtes primées à la généalogie mirobolante.
— Non, ne m'en parlez pas, commandant.
— Masfauré suspectait Pelletier de trafiquer avec les vendeurs, d'établir des fausses factures et de partager avec eux la différence en liquide.
— C'est cela dont se doutait Céleste, dit Adamsberg.
— Sans doute. Et si c'est vrai, imaginez le pécule qu'il a pu se constituer. Masfauré a donc modifié son testament.
— Le notaire à la fausse particule sait-il pourquoi Masfauré n'a pas engagé de poursuites contre Pelletier ?
— Parce qu'il voulait avancer son enquête avant d'en venir là. Pelletier est un maître de haras hors du commun, il pourrait faire danser ses chevaux sur une patte en leur sifflant une valse. Si bien que Masfauré voulait une certitude avant de le perdre. C'est un beau motif de meurtre pour Pelletier aussi.
— Et Voisenet ?
— Il pioche sur l'épouse morte en Islande.
— Passez-le moi.
— C'est-à-dire qu'il vient juste d'aller faire une courte visite à la tour des condamnés.
— Très bien, dit Adamsberg. On aura au moins une certitude dans cette nappe de brouillard.
— Savoir si ce sont des choucas ou des corneilles mantelées, confirma Danglard.
Toute la soirée, Adamsberg éplucha les rapports de ses adjoints. Il n'avait pas allumé le chauffage et lançait un feu après le dîner. Les pieds calés sur un des chenets de la cheminée, l'ordinateur — le « tölva » — glissant sur ses cuisses, il passait en revue les informations que Justin continuait à lui adresser depuis chez lui, c'est-à-dire depuis chez ses parents, où il vivait toujours à trente-huit ans. N'ayant à se soucier d'aucune intendance, Justin était un homme très disponible, sauf s'il disputait une partie de poker.
Noël avait choisi de prendre des gants pour interroger Pelletier sur le prix réel des chevaux, comptant parvenir à un résultat par des questions biaisées. Mais Retancourt, à qui l'usage de gants était peu familier, l'avait interrogé sans détour sur la rumeur d'éventuelles malversations. Pelletier s'était aussitôt emporté et, fidèle à ses réflexes, s'était jeté sur la grande femme, sans imaginer qu'il ne la déstabiliserait pas plus qu'un pilier de béton. Retancourt l'avait repoussé au sol d'un lourd mouvement du buste sans porter de coup. Son enfance fruste passée avec quatre frères prompts au combat avait permis à la petite Violette d'acquérir des techniques de lutte bien particulières. Mais une fois au sol, l'homme avait sifflé des airs assez sophistiqués, et deux étalons agressifs avaient cavalé vers eux sur-le-champ, soufflant des naseaux. De nouveau debout, Pelletier avait fait arrêter les chevaux à cinquante centimètres des flics, et chacun avait compris que les grands mâles, frappant des sabots, pouvaient charger sur un seul signe de leur maître. Noël avait sorti son arme.
— Pas de blague, avait ordonné Pelletier, il vaut quatre cent cinquante mille. M'étonnerait que vous soyez capable de rembourser cela, petite flicaille.
Cela, c'était Retancourt qui l'indiquait dans son compte rendu, et non Noël. Adamsberg imaginait aisément l'humiliation rageuse de Noël. Personne ne l'avait jusqu'ici traité de petite flicaille.
— Tandis que vous, pour dédommager votre mort, avait continué Pelletier, calculant la valeur de Noël comme un maquignon, ce serait dix mille, et encore, je vise haut. Elle, avait-il ajouté en désignant Retancourt tout en crachant par terre, ce serait plus cher, dix fois votre prix. Je ne truque pas les ventes, que ceci vous rentre dans le crâne. Et si je dois réentendre ça, je vous colle un procès.
Amédée. Le commissaire comprenait mieux à présent la nature hésitante, repliée, voire excitée et fugueuse du jeune homme. Et son éventuel déséquilibre. Il avait été isolé durant cinq ans. Dans un lit « froid ». Froid, dans une institution psychiatrique de luxe ? Avait-il reçu des visites régulières ? Aucun moyen de le savoir. Selon le médecin de Versailles, Amédée souffrait, outre d'angines et d'otites à répétition, indices d'angoisse, d'un phénomène de « refoulement ». C'est-à-dire qu'il avait gommé la presque totalité de ses souvenirs des premières années. « Trop dur ? » griffonna Adamsberg. « Mauvais traitements ? Abandon ? » Puis il ajouta « canards décapités ».