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Car sa mère, tout irrésistible qu'elle fût, n'avait pas eu bonne presse dans les environs, ni à Malvoisine, ni à Sombrevert, ni même à Versailles. Un avis unanime, sauf du maire de Sombrevert, pour qui le vote du fils Masfauré importait. Il y avait seize témoignages concordants, énoncés selon toutes les gammes du langage, depuis l'expression mesurée d'une adjointe de mairie — invitée à boire un café par Estalère : « Disons qu'elle jouait un peu à la grande dame », à la forme plus triviale de la teinturière, fidèlement reportée par Justin : « Elle voulait toujours aller plus haut qu'elle avait le train ». Une femme « sortie de la cuisse de Jupiter », « qui regardait de son haut », « ni bonjour ni merci ». Une séductrice mais une arriviste « qui ne s'occupait pas de son gosse, heureusement qu'il y avait Céleste », une femme avide d'argent, « vorace », « fière de ses sous », et « qu'en avait jamais assez, pauvre M. Henri ». Quant aux grands bourgeois de Versailles, ils la tenaient avec hauteur pour une très vulgaire parvenue.

Voisenet et Kernorkian avaient réussi, via une correspondance partiellement conservée dans des cartons relégués au grenier, à remonter aux fréquentations de Marie-Adélaïde Masfauré — née Pouillard — avant son fabuleux mariage. Le tableau était incomplet, mais indiquait des parents ouvriers et sans moyens, dont elle avait très vite eu honte, des débuts chez un coiffeur à Paris, puis un apprentissage comme maquilleuse, suivi d'une entrée modeste dans le monde du théâtre. Sa beauté et sa vivacité combative l'avaient menée dans les lits d'au moins trois producteurs.

Adamsberg leva les yeux vers son fils qui tournait à pas feutrés dans la cuisine.

— Danglard va passer, dit-il, ce qui amena aussitôt Zerk à sourire et sortir un verre du buffet.

— Il ne dort pas sur place avec les autres ?

— Danglard dort là où sont les enfants. Dans le terrier.

— Tu as dit que les enfants avaient quitté le nid.

— Même. Danglard dort près des lits des enfants.

La barrière grinça et Zerk ouvrit la porte.

— Il s'est arrêté dans le jardin, dit-il. Lucio lui propose une bière.

Le commandant avait posé une bouteille de vin blanc dans l'herbe et discutait avec le vieil Espagnol, Lucio, qui partageait le petit jardin commun avec Adamsberg. Sagace et solennel, Lucio buvait toujours deux bières dehors à la nuit, quel que soit le temps. Puis il pissait contre le hêtre avant de rentrer, et c'était là le seul point de désaccord entre les deux voisins, Adamsberg prétendant qu'il abîmait la base de l'arbre, Lucio affirmant qu'il nourrissait le sol d'un azote bénéfique. Danglard s'était assis au côté du vieux sur la caisse en bois disposée sous le hêtre, et ne semblait pas vouloir en bouger. Adamsberg sortit deux tabourets, suivi de Zerk qui apportait le verre du commandant, deux bières coincées entre ses doigts, et un tire-bouchon. Quand Adamsberg avait connu très tardivement son fils âgé de vingt-huit ans, Zerk disait un « accroche-bouchon », et usait d'autres termes étranges de ce type. Adamsberg s'était demandé si le jeune homme était intelligent, original, ou bien parfois alenti, limité. Mais comme il se posait la même question sur lui-même sans y accorder d'importance, il avait laissé tomber l'énigme.

— Il y a combien de chats ici, maintenant ? demanda Danglard en voyant passer des ombres délicates.

— La petite a grandi, dit Adamsberg, elle est très féconde. Six, sept, je ne sais pas, je les confonds tous, sauf la mère qui vient toujours se frotter contre moi.

— C'est toi qui l'as mise au monde et elle t'aime, hombre, dit Lucio. On a eu deux portées, ils sont neuf : Pedro, Manuel, Esperanza, commença-t-il en comptant sur ses doigts.

Pendant que Lucio énumérait, Adamsberg tendit une liasse de papiers à Danglard.

— Je viens d'imprimer les rapports. Épouse plus vorace que mère. Quant au sort du petit Amédée, inconnu jusqu'à ses cinq ans.

— Carmen et Francesco, conclut Lucio, achevant le décompte des chats.

— Céleste n'est arrivée en effet que quand le petit avait cinq ans, dit Danglard en tendant son verre vers Zerk.

— Elle venait d'où ?

— D'un village près de Sombrevert, avec de bonnes références. Entre ses mots — elle n'aime pas trahir —, elle a fait comprendre que sans elle, le petit n'aurait jamais connu de confort, ni affectif ni même alimentaire. La mère sortait quand ça lui prenait, se rendait à Paris ou ailleurs, pendant que le père travaillait jusqu'à la nuit dans son bureau. Tout reposait sur Céleste, et jusqu'à aujourd'hui. D'une manière ou d'une autre, explique-t-elle, hormis le choc et le chagrin, la mort de la mère n'a rien changé à la vie quotidienne de l'adolescent.

— Comment Amédée a-t-il réagi en apprenant que son père ne s'était pas suicidé ?

— Il est soulagé de ne pas en être responsable. Mais il a très bien saisi qu'il est maintenant un « foutu bon suspect », pour reprendre ses mots. Il s'attend à être arrêté d'un moment à l'autre. Tout s'est figé là-bas, sauf Victor qui classe les papiers de Masfauré et Pelletier qui continue de trimer, meurtre ou pas meurtre, les chevaux doivent bouffer. Amédée rôde dans les prés et les bois, il a des boules de gratteron sur ses pantalons. De temps à autre, il s'assied sur un banc, et il les retire.

— Bon point pour lui.

— Je ne trouve pas, dit Danglard. Il ne sait pas quoi faire de ses dix doigts.

— Ça, intervint Lucio, c'est une question existentielle. Quoi faire de ses dix doigts ? Moi, j'en ai plus que cinq, et je me pose toujours la question. À mon âge.

Lucio avait perdu un bras enfant pendant la guerre d'Espagne, et cette amputation avait engendré une obsession incessante, intacte et réitérative. Car juste avant de perdre ce bras, il avait été piqué par une araignée, et il n'avait donc pas pu finir de gratter sa piqûre. Pour Lucio, « finir de gratter » était devenu un concept déterminant du comportement vital. Finir de gratter, toujours, sauf à devoir en souffrir toute la vie.

— Amédée ne s'anime que quand Victor délaisse son travail pour venir le voir, poursuivit Danglard. Il semble qu'Amédée n'ait pas d'autre point d'ancrage que Céleste et Victor. Pas de fille non plus. Victor le protège, c'est visible. À croire qu'il a fait cela sa vie entière. Toutes les deux heures, il quitte le bureau pour aller faire quelques pas avec lui.

— Et lui, Victor ?

— Il se demande, comme tout le monde, qui a bien pu tuer son patron. Son patron et Alice Gauthier. Voisenet a osé évoquer la culpabilité d'Amédée, et le front de Victor s'est abaissé comme une casquette de combat, un bourrelet lui cachant presque les yeux. Il lui a tourné le dos comme pour éviter de le frapper. Puis il est revenu. Il a dit : « L'Islande, nom de dieu, quoi d'autre ? Je vous ai parlé de ce tueur dément. Quoi d'autre ? » Voisenet a maladroitement répondu qu'on n'avait aucun moyen d'identifier cet homme, pas plus lui que les autres membres du groupe. « Et alors, a dit Victor, parce que vous êtes impuissants, vous vous rabattez sur Amédée ? Parce qu'il faut bien que vous trouviez un oiseau ? » À propos d'oiseau, ce sont des corneilles mantelées. Voisenet est un peu déçu, je crois qu'il espérait des grands corbeaux. Je pense que c'est cette histoire de tour qui a abaissé ses performances à l'interrogatoire. Il a tout de même pris le temps de disposer des lignes de fiente autour de la cabane, sans que Céleste n'en sache rien.

— Très bien. On aura au moins servi à cela.

— Cet Amédée, coupa Lucio, c'est lui qu'a dit qu'on savait rien de lui avant ses cinq ans ?

— Oui.

— Pas étonnant qu'il regarde ses dix doigts comme si c'était pas à lui. Il a pas fini de gratter, c'est tout.