— C'est surtout qu'il ne veut pas gratter, Lucio, dit Adamsberg. Il a effacé tous ses souvenirs, il n'est pas capable de dire où il était, ni avec qui, ni pourquoi.
— Il a été salement piqué, alors.
— Normalement, il était dans un centre de soins, et certainement pas de bas étage. Son père est richissime.
— Centre de soins tu parles, affirma Lucio. Il était quelque part où il en a bavé. Faut le forcer à gratter, il n'y a que ça. Et là où était le gosse, les parents le savaient. Ce qui en ferait deux beaux salauds. C'est pas un mobile pour tuer, ça ? Allez, un bon coup de fusil, c'est fait c'est payé.
— Lucio, il y a eu une autre femme assassinée, à Paris, et elle n'a aucun rapport avec l'enfance d'Amédée.
— Au même moment, la femme ?
— La veille.
— Ben c'est pour vous berner. T'as des chiens à tes trousses ? Balance-leur une charogne et poursuis ton chemin tranquillement.
— C'est ce que je disais cet après-midi, observa Danglard, mais autrement. En tout cas, Henri Masfauré n'a pas esclavagisé Céleste. Non seulement il lui lègue un demi-million, mais c'est elle qui a voulu à toute force habiter la cabane dans les bois, aucun doute là-dessus. Amédée l'a expliqué à Estalère. En fin de journée, il ne voulait plus parler qu'à Estalère.
— On t'écoute, hombre.
C'était la première fois que Lucio l'appelait ainsi, et Danglard l'entendit comme un honneur. Il lui semblait que le vieil homme avait plutôt tendance à tenir ses circonvolutions en faible estime.
— Elle avait repéré ce cabanon depuis longtemps — un ancien séchoir à pommes —, mais elle a attendu qu'Amédée ait douze ans pour adresser sa requête au patron. Chaque soir de sa vie — j'essaie de reprendre ses termes, tels qu'Amédée les a rapportés —, quand elle s'endormait, elle « partait dans sa cabane », pour chasser les soucis. Une fausse cabane dans sa caboche bien sûr, elle dit, cernée de dangers, le vent, l'orage, les bêtes. Elle l'a refaite mille fois, jamais satisfaite, jamais ne trouvant la sécurité parfaite de la cabane idéale, jusqu'à ce qu'elle découvre cette masure dans les bois. Masfauré a d'abord refusé : trop dangereux. Mais c'est justement ce qui l'avait séduite. Car pas de sensation de sécurité sans impression de danger. Elle ne dort jamais si bien que quand la pluie cingle le toit et qu'un sanglier se frotte aux cloisons de bois.
— Ça a dû changer avec l'arrivée de Marc ?
— Un peu. Il dort dehors et la protège. Elle l'a trouvé orphelin et crevant de faim, couinant devant sa porte.
— Qui est ce couineur ? demanda Lucio.
— Un marcassin, expliqua Adamsberg. D'où son prénom. Marc la défend mieux qu'un régiment de soldats.
— C'est juste une affaire de ventre, cette cabane, dit Lucio. Une fois que t'es sorti de là comme un crétin, t'as plus qu'à te battre, on disait chez nous, ou à te refaire un ventre.
— De là où ? demanda Zerk.
Adamsberg demanda une cigarette à Zerk, peut-être pour voiler la gaucherie de son fils.
— Du ventre de la mère, expliqua-t-il rapidement.
— À ce compte-là, dit Zerk en donnant du feu à son père, on vivrait tous dans une cabane.
— C'est bien ce qu'on essaie de faire, dit Lucio. Cette femme ? S'est passé un truc avec sa mère ?
— Une dispute quand elle était jeune, dit Danglard. Mais la mère est morte avant qu'elles aient pu se réconcilier.
— Qu'est-ce que je disais ? dit Lucio en ouvrant une nouvelle bière avec ses dents. Elle a pas pu enterrer la dispute, elle a pas pu finir de gratter. Et ça, ça te mène droit à la cabane. Faut surtout pas la bouger de là, cette femme.
La chatte vint se frotter contre la jambe d'Adamsberg, ramassant au passage quelques graines de gratteron. Adamsberg lui caressa la tête, ce qui avait pour effet de l'endormir en quelques minutes. Il faisait de même avec son jeune fils, Tom, pour un résultat identique. Il y avait dans les doigts d'Adamsberg — dans sa voix aussi — un produit lénifiant et soporifique plus efficace que n'importe quelle cabane. Mais il n'allait pas se mettre à gratter la tête de Céleste.
— Je monte dans ma cabane, dit-il en se levant. Il va pleuvoir, c'est le bon moment. Lucio, ne pisse pas contre l'arbre.
— Je fais ce que je veux, hombre.
XIII
Le commissaire Bourlin réveilla Adamsberg à 6 heures du matin.
— J'ai un autre suicidé sur les bras, collègue. T'as de quoi noter ? C'est dans le 15e bien sûr, sinon je ne serais pas sur le coup.
— Bourlin, tu vas m'appeler chaque fois que tu as un mort ?
— 417, rue de Vaugirard, 3e étage, code 1789B.
— La Révolution, toujours la Révolution.
— Qu'est-ce que tu marmonnes ?
— Rien. J'essaie de m'habiller d'une main.
— Mais le code est cassé, on s'en fout.
— Tu as des traces d'effraction sur la porte de l'appartement ?
— Aucune. C'est un suicide parfait. Enfin, atroce plutôt, à la japonaise, le type s'est enfoncé un couteau dans le ventre. Causes probables : il dirigeait une maison d'édition de livres d'art, dépôt de bilan, endettement, et ruine.
— Tu as des empreintes sur le couteau ?
— Les siennes.
— Et donc pourquoi je m'habille, Bourlin ?
— Parce que dans sa bibliothèque, il y a trois livres sur l'Islande. Alors que ce n'était pas un voyageur. Un truc sur Rome, un plan de Londres, une visite de la Camargue et ça s'arrête là. Mais trois sur l'Islande. Alors j'ai fait chercher le signe. J'en ai bavé, crois-moi. Parce que blanc sur blanc, ça n'a pas été facile à repérer. Fallait avoir la foi.
— Dépêche-toi.
— Il est bien là, gravé à la pointe du couteau, sur une plinthe au ras du sol. C'est tout récent, il y a un petit dépôt de peinture écaillée au sol.
— Redonne-moi l'adresse, je n'ai pas écouté.
L'homme avait été tué dans sa cuisine, transformée en mare de sang, à présent surmontée par des passerelles pour la circulation des agents. L'équipe technique était déjà passée, on enlevait le corps avec difficulté. La victime était petite mais grasse et lourde, et les gants glissaient sur la robe de chambre ensanglantée.
— À quelle heure ? demanda Adamsberg.
— 2 h 05 du matin, pile, dit Bourlin. Le voisin a entendu un cri terrible, et le bruit d'une chute. Il nous a appelés. Regarde le signe, ici.
Adamsberg s'agenouilla, puis ouvrit son carnet pour le reproduire.
— C'est lui, oui. Mais il me paraît plus petit, plus hésitant.
— J'ai vu. Tu penses à une imitation ?
— Bourlin, pour le moment, nous errons comme des bulles au vent. Mieux vaut ne pas trop penser.
— Comme ça t'arrange.
— Les photos de la victime sont déjà dans ta machine ?
— Dans ma « sorcière qui compte » ? Oui. Victor pourrait l'identifier. Il s'appelle Jean Breuguel. Pas comme Brueghel l'Ancien, dirait Danglard, juste Breuguel.
— Entendu, dit Adamsberg qui ne voyait pas à quoi Bourlin faisait allusion. Envoie-les à Victor. Explique-lui en deux mots la situation. Voici son adresse électronique, dit Adamsberg en lui tendant son carnet.
Carnet couvert de dessins dans les marges ou en pleine page, nota Bourlin, tout en préparant son envoi de photos vers Le Creux.
— C'est toi qui fais ça ? Ces dessins ?
Adamsberg observait la passerelle de plastique ployer sous le poids de Bourlin, cerné par la mare de sang.