— Eh bien je m'en fous.
Adamsberg se hissa hors du vieux canapé, déambula dans le petit salon défraîchi. Bourlin revenait avec du sucre en poudre et une boîte de raviolis, qu'il avalait froids de la pointe de son couteau de poche.
— Ça va mieux ? demanda Adamsberg.
— Oui, mais c'est dégueulasse.
— Il faut envisager, exposa lentement Adamsberg, quasi scientifiquement, que la pelote dont nous parlions, dit-il en écartant ses mains, peut être encore plus grosse que nous l'imaginions.
— Grosse comment ?
— Comme toi.
Les deux hommes pesèrent en silence cette éventualité. Puis Bourlin plongea de nouveau dans la boîte de raviolis.
— Alors nous sommes foutus, dit-il. On ne trouvera jamais le tueur.
— C'est très possible. Quand on vous balance trente boules de billard dans les pattes, il est presque impossible de reconnaître la bonne. C'est-à-dire celle du départ.
Adamsberg attrapa un morceau sur la pointe du couteau de Bourlin.
— T'en penses quoi, de ce ravioli froid ? demanda Bourlin.
— Dégueulasse.
— Ça nous fait déjà un point d'acquis.
— Avec les corvidés de la tour, qui sont des corneilles mantelées.
— Deux, donc.
— Face à cela, reprit Adamsberg en arrêtant sa marche, il faut lancer notre propre boule. Si dérisoire soit-elle. Recourir aux méthodes archaïques.
— Un communiqué dans la presse ?
— Dans la presse et sur les réseaux sociaux. Ça touchera le monde entier en moins de six heures.
— Pour dire au tueur qu'on sait qu'il ne s'agit pas de suicides ?
— Ça lui fera sûrement très plaisir. Mais on ne joue pas à provoquer un type obsédé par la guillotine.
— Si c'est une guillotine.
— Si c'en est une. Je n'oublie pas, Bourlin. On se préoccupe de protéger les autres membres du groupe islandais. Les vannes sont ouvertes, rien ne nous dit qu'il n'a pas en tête de les supprimer les uns après les autres, et être tranquille une bonne fois.
— Tu te fous de moi ? Tu as dit qu'on laissait tomber l'Islande. À cause de lui, à cause des livres neufs.
— Et si Victor ment ? Et s'il le connaissait ?
— Alors on y repart ?
— Comment veux-tu qu'on s'éloigne de quelque chose quand on ne sait pas où on est ?
— Dans le communiqué, on parle du signe ?
— Non, dit Adamsberg après un instant. On se le garde encore. On publie quelque chose comme — Danglard me rédigera ça : « Trois meurtres en huit jours. » On donne les noms et les photos.
— Trois ? coupa Bourlin. Mais si Breuguel n'était pas en Islande ?
— Tant pis. Puis : « Les autorités policières ont des raisons de croire que les membres du dramatique voyage, etc., qui eut lieu en Islande, etc., seraient menacés par un tueur. Que les personnes concernées par, etc., se signalent dans les meilleurs délais auprès d'une gendarmerie ou d'un commissariat aux fins d'assurer leur protection, etc. » Avec adresse mail de la brigade et contact téléphonique.
Bourlin acheva son petit-déjeuner, plia la boîte d'une seule pression de son poing, ferma l'ordinateur et s'extirpa du canapé gris en s'appuyant sur l'accoudoir.
— Lance la boule, dit-il.
XIV
À 10 h 30, Adamsberg, pas rasé et son tee-shirt enfilé à l'envers, avait achevé d'informer les membres de la brigade des circonstances du troisième meurtre. Et du fait que le verre à whisky trouvé chez Céleste ne contenait rien de suspect, ce qui pouvait la blanchir, sauf drame d'amour secret, avait rappelé Danglard. Elle aurait gardé pour elle la dernière trace des lèvres d'Henri Masfauré.
Le communiqué de presse était rédigé, et le lieutenant Froissy se chargeait de le diffuser dans l'instant. Tous ou presque étaient revenus ce matin de leur mission dans les Yvelines.
La salle du concile se vidait et Adamsberg retint Froissy par la manche.
— Lieutenant, dit-il, après avoir lancé l'annonce, mais seulement après, trouvez-moi quelque chose à manger. Je n'ai rien avalé depuis hier soir.
— Je vous fais cela tout de suite, dit Froissy avec fébrilité.
La nourriture était un point faible d'Hélène Froissy, pathologique disaient certains. Loin d'avaler des masses d'aliments avec la décomplexion de Bourlin, Froissy mangeait peu, restait mince et élégante, mais était tenaillée par une crainte panique de manquer. L'armoire métallique de son bureau était convertie en une sorte de réserve de survie en cas de guerre, et les membres de la brigade allaient y piocher çà et là quand les vivres manquaient, durant les heures supplémentaires. Ces ponctions affolaient assez Froissy pour qu'elle les remplace sur-le-champ, prétextant d'irréels motifs pour s'échapper et aller faire des courses. La brusque faim du commissaire retentissait en miroir sur sa propre angoisse. Elle aurait lâché n'importe quelle mission pour nourrir les autres. Hormis ce point douloureux, Froissy était de loin la meilleure informaticienne de l'équipe, suivie de Mercadet. Mais à cette heure, Mercadet dormait, là-haut, dans la pièce du distributeur à boissons.
— Aucune urgence, la rassura Adamsberg. Le communiqué d'abord. Aussi vite que possible. Puis, pendant que je me restaurerai, vous me raconterez ce que vous avez trouvé sur Alice Gauthier.
En dix minutes, la rapide Froissy avait diffusé le communiqué, à présent projeté dans sa course autour du monde, puis apporté de quoi s'alimenter sur le bureau d'Adamsberg. Sur une assiette, avec couteau et fourchette, car le lieutenant ne négligeait pas le service. Adamsberg devinait pourquoi il n'y avait pas de pain frais : Froissy avait craint, le temps d'aller et revenir de la boulangerie, que le commissaire tombât d'inanition. L'urgence nutritionnelle commandait.
— Allez-y, dit Adamsberg en entamant une tranche de pâté.
— C'est de la mousse de sanglier à l'armagnac. J'ai aussi du jambon italien à la chiffonnette, sous vide bien sûr et c'est moins bon, ou du magret de canard, ou des…
— C'est parfait, Froissy, dit Adamsberg en levant une main. Racontez-moi. Vous avez pu savoir quelque chose sur le visiteur d'Alice Gauthier, celui du mardi 7 avril, le jour suivant le passage d'Amédée ?
— Pour le voisin, c'est le même gars qui a frappé à la porte, parce qu'il a entendu ce « Dé » dans le prénom. Et que c'était à la même heure, quand la malade était seule. Mais il ne le jure pas.
— Et que disent les collègues de Gauthier ?
— J'en ai vu deux, et le proviseur. À son retour d'Islande, ils l'ont accueillie comme une sorte d'héroïne, mais elle ne voulait pas entendre parler de ça. Elle refusait toute compassion. Comme on l'a compris, c'était une dure à cuire. Elle a imposé silence sur le sujet et elle l'a obtenu. De sa vie, ils ne savaient rien. Une des collègues pense qu'elle était homosexuelle, mais elle n'en est pas certaine et elle s'en moque. Rien à tirer de tout cela. J'ai questionné le proviseur sur d'éventuels jeunes gens à qui elle en aurait fait baver, et qui pourraient s'être vengés d'elle. Mais selon lui, même en colère, les gosses rentraient dans le rang.
— Même les racketteurs qu'elle a dénoncés ?
— Il semble que oui. Ils étaient jeunes, ils n'ont pas même eu une peine avec sursis. On ne va pas tuer des années après pour cela. Non, le seul point brûlant de sa vie — enfin, glacial —, c'est ce drame en Islande.
— Il n'existe pas de confidente, d'ami, d'amie, à qui elle aurait pu révéler quelque chose, avant de parler à Amédée ?
— Personne en vue. Les deux collègues disent qu'après le drame, elle s'est recluse. Que la femme qu'on voyait parfois l'attendre à la sortie du collège a disparu. Je suppose qu'il s'agissait de son amie, « l'environnementaliste ». Il y aurait donc eu rupture. Quant aux dîners bisannuels entre professeurs, elle n'y venait plus. Les copies étaient toujours rendues corrigées dès le lendemain, preuve qu'elle restait chez elle. Le concierge de son immeuble confirme : pas de sorties, pas d'invités. Et puis elle est tombée malade il y a deux ans. Claquemurée.