Je vous prie de croire, monsieur le commissaire, en l'expression de mes sentiments les plus respectueux.
Adamsberg n'avait buté que sur une dizaine de mots — et qui ne l'aurait pas fait ? se dit-il. Un silence décontenancé suivit cette lecture, plus dû sur l'instant au ton de la lettre qu'à son contenu.
— On peut réentendre ? demanda Danglard, en notant les yeux affolés d'Estalère, qui avait manifestement perdu prise.
Adamsberg regarda machinalement ses deux montres arrêtées, demanda l'heure — 10 h 10 — et s'exécuta sans que nul ne soulève d'objection.
— Adieu l'Islande, résuma Voisenet quand le commissaire reposa la lettre.
— En effet, dit Noël. Ce n'est pas demain la veille que tu iras scruter les poissons dans les eaux arctiques. En revanche, et si je comprends bien, on va plonger dans un aquarium où nagent des poissons autrement bizarres que tous ceux que tu connais. Un aquarium à cinglés de robespierristes, ça vaut le détour, sûrement.
— Climat également glaciaire, dit Voisenet.
— Rien n'indique qu'il s'agisse d'une société de « robespierristes », dit Mordent avec ce léger mépris qu'il avait pour s'adresser à Noël. Mais de chercheurs qui analysent les textes de Robespierre. C'est une grosse nuance.
— Même, dit Noël, c'est quand même des types qui se passionnent pour ce gars. On est à la brigade criminelle ici. On ne va pas se mettre à défendre les tueurs de masse, si ?
— Fin du débat, Noël, dit Adamsberg.
Noël se renfonça dans son gros blouson de cuir, cette carapace virile le faisant paraître deux fois plus râblé qu'il ne l'était.
— Piège ? demanda Justin en tendant un doigt délicat vers la lettre. Il vous demande de passer par un véritable dédale pour le rejoindre.
— C'est fou ce que les gens connaissent comme trucs pour semer les flics, dit Kernorkian.
— Ce qui est plutôt rassurant, en un sens, commenta Adamsberg.
— On vous demande, insista Justin, d'aller retrouver là-bas, si la ruelle ou le parking ne sont pas un coupe-gorge, un inconnu qui parle comme un livre, dont on ne sait pas s'il dit la vérité, ni s'il est vraiment président de cette association. Tout cela fait très conspirateur, cela sent son intrigue à l'ancienne.
— Je ne serai pas seul, Justin. Veyrenc et Danglard viennent avec moi, ils m'aideront à faire le liant, l'enveloppement historique de la conversation.
— Le fond de sauce en quelque sorte, dit Voisenet.
— L'Histoire n'est pas un fond de sauce, protesta Danglard.
— Pardon, commandant.
— Et en protection, continua Adamsberg, car on ne sait jamais en effet, cinq agents avec moi sur les arrières. C'est-à-dire vous seule, Retancourt. Attendez-nous dans le parking et suivez-nous. C'est le point dangereux du parcours. Puis entrez à La Tournée de la Tournelle par la porte principale, comme n'importe quelle cliente qui vient déjeuner. Ne vous faites pas remarquer.
— Ce qui sera difficile, ironisa Noël.
— Moins qu'à vous, lieutenant, dit Adamsberg. Vous sentez la flicaille d'assaut à cent mètres. Au lieu que Retancourt inquiète et rassure à son gré.
Adamsberg lut sur le calme visage de Retancourt que l'offense de Noël se paierait, ce ne serait pas la première fois.
— L'Association existe bel et bien, je viens de vérifier, dit Froissy qui quittait rarement son écran et à qui le dernier échange avait échappé. Elle a été fondée il y a douze ans. Mais sur ce lien, on ne sait pas les noms de ceux qui la gèrent.
— On vérifiera au Journal officiel, dit Mercadet. Je m'en charge.
— Leur site est on ne peut plus sobre, continua Froissy. Reproductions d'époque, quelques textes de Robespierre, photos du lieu, dates des assemblées, et une adresse. Cela ressemble à une ancienne halle ou que sais-je.
Danglard se déplaça pour examiner l'écran.
— Sans doute une grange à grains, dit-il. La légère voussure au haut des fenêtres indique une construction de la fin du XVIIIe siècle. Où est-ce ?
— Tout au nord, en lisière de Saint-Ouen, au 42, rue des Courts-Logis, répondit Froissy. Ils déclarent six cent quatre-vingt-sept membres inscrits. Ils disposent d'une vaste salle de débats, avec tribunes, plus une cafétéria, un salon, des vestiaires. Les réunions — dites « ordinaires » ou « exceptionnelles » — ont lieu une fois par semaine, le lundi soir.
— Ce soir donc, dit Adamsberg avec un léger frémissement.
— Et ce soir est une « exceptionnelle », ajouta Froissy.
— À quelle heure ?
— 20 heures.
— Il faut beaucoup d'argent pour louer un lieu pareil. Cherchez là-dessus, Froissy. Propriétaire, locataires, etc.
La station assise avait assez duré pour le commissaire qui se leva pour arpenter la grande salle.
— N'oublions pas qu'on nous balade depuis le début, dit-il. On nous envoie sur l'Islande, en même temps qu'on nous prépare à la guillotine, avec un signe assez peu clair pour qu'on ne le décrypte pas facilement. Puis, avec l'assassinat de Jean Breuguel, on nous conduit à nouveau sur l'Islande, à tort, pour nous renvoyer sur la guillotine, mais avec un signe gravé un peu différemment. Tremblant. On rebondit de suicides en meurtres, puis de suspects en suspects, Amédée, Victor, Céleste, Pelletier, ou le « tueur de l'île ». Et maintenant nous voici face à Robespierre. Ou plutôt face à un meurtrier qui, au sein de cette association, dézingue des passionnés de Robespierre.
— Un infiltré, quoi, dit Kernorkian.
— Ou des infiltrés. Meurtres politiques ?
— Ou vengeance personnelle, proposa Voisenet. Car pour des robespierristes, nos trois victimes ne semblaient pas très assidues aux assemblées.
— Si ce président dit la vérité.
— Et s'il existe.
— Ou bien, dit Mordent, comme le suggère le gars — comment s'appelle-t-il au fait ?
— François Château.
— Ou bien, comme le suggère ce François Château, on cherche à ruiner cette association. Qui resterait dans un groupe où un tueur fou élimine ses membres ? En moins d'un an, il sera dépeuplé et fermé. Soit cause politique, soit cause personnelle.
— Mais pourquoi alors, dit Justin en fixant ses notes, nous envoie-t-on au début sur le drame islandais ?
— Je ne sais pas si on nous y a jamais « envoyés », dit lentement Adamsberg en revenant sur ses pas. J'ai fait une erreur, ou je me suis mal exprimé, ou je me suis perdu. C'est cette foutue boule d'algues, une chatte n'y retrouverait pas ses petits.
— Même pas La Boule, dit Estalère.
— Personne ne nous a orientés, poursuivit Adamsberg. On s'est orientés tout seuls. Dès le premier meurtre, le tueur avait laissé un signe qui n'avait rien à voir avec l'Islande. Mais il y avait eu cette lettre d'Alice Gauthier, alors il y a eu Amédée, et le deuxième assassinat au Creux, et le rocher islandais. Nous sommes allés tout seuls en Islande.
— Là où la brume tombe en cinq minutes et nous avale, dit Mordent en hochant la tête.