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— Par là, vous descendez dans le parking de la Tournelle. Je suppose qu'on vous a indiqué quelle sortie prendre ?

— Oui.

— Alors dépêchez-vous, ajouta l'homme en regardant de droite et de gauche. Et faites-vous discrets. Encore qu'avec lui, ajouta-t-il en désignant la chevelure de Veyrenc, c'est perdu d'avance.

Puis il rebroussa chemin sans un signe. Justin avait raison : relents de conspiration, de conjuration, de comploteurs à l'ancienne mode.

— Un peu ridicule, non ? dit Veyrenc.

— Sans doute, dit Adamsberg. Mais il n'a pas tort en ce qui te concerne.

— À qui la faute ?

Adamsberg grimaça. Il était certain que personne ne pouvait oublier Veyrenc, ce visage lourd et beau mais coiffé de cette chevelure bicolore, à la manière d'une fourrure de léopard inversée. Il était le dernier flic qu'on enverrait en filature, ou dans une conspiration du XVIIIe siècle. Des gosses qui l'avaient torturé enfant, entaillant son cuir chevelu de quatorze coups de couteau, les cheveux avaient repoussé roux sur les cicatrices. Cela s'était passé là-haut, chez eux, dans le Haut Pré de Laubazac, derrière la vigne. Adamsberg ne s'en souvenait jamais sans une secousse au ventre.

Ils sortirent par l'escalier 4 et poussèrent la porte arrière de La Tournée de la Tournelle. Vaste salle assez luxueuse, nappes blanches, emplie de clients à cette heure. Danglard repéra Retancourt assise en angle, bandeau rose pâle sur ses cheveux courts et blonds, et tailleur assorti. Sur la table, un magazine de lainages pour bébés. L'imposante lieutenant tricotait sans même regarder ses aiguilles, s'interrompant seulement pour prendre une bouchée dans son assiette, tirant sa laine blanche d'un gros cabas fleuri posé à ses pieds.

— Tu étais au courant ? souffla Veyrenc. Qu'elle savait tricoter ? Et si bien ?

— J'avoue que non.

— On ne dirait pas un char d'assaut posté en camouflage ? Non, elle est impeccable. Avec son flingue sous ses pelotes de laine.

— Notre gars est là-bas, dit Danglard, près du portemanteau. Celui en chemise blanche et gilet gris sans manches, celui qui se nettoie les ongles.

— Je ne crois pas, dit Veyrenc. J'imagine mal le président Château se faire les ongles au restaurant.

— Il prend la revue, dit Adamsberg, Motos d'hier et d'aujourd'hui. Il nous jette un œil. Il hésite parce que nous sommes trois.

Ils se présentèrent à sa table, et l'homme se leva à moitié pour leur serrer la main.

— Messieurs ? Avez-vous la lettre ?

Adamsberg ouvrit sa veste, l'enveloppe dépassant de sa poche intérieure.

— Vous êtes le commissaire Adamsberg, n'est-ce pas ? dit François Château. Je crois connaître votre visage. Et ces messieurs sont ?

— Le commandant Danglard et le lieutenant Veyrenc.

— Nous assemblons nos compétences, dit Danglard.

— Prenez place, je vous prie.

Rassuré, Château glissa son cure-ongles en acier poli dans la poche de son gilet et les pria de choisir leur menu, leur recommandant le feuilleté de champignons à l'oseille et le foie de veau à la vénitienne. L'homme n'était pas grand, étroit d'épaules, le visage rond, les joues rosées. Des cheveux châtain-blond clairsemés sur le dessus du crâne, de petits yeux bleus qui n'attiraient pas l'attention. Rien de remarquable, sauf ce cure-ongles incongru et sa posture bien droite, appliquée, tel qu'il serait assis sur une chaise d'église. Adamsberg était désappointé, comme si le président de l'association Robespierre se devait d'être intimidant.

— Vous buvez ? demanda Danglard en examinant la carte des vins.

— Modérément, mais avec plaisir en votre compagnie, dit Château en décrispant son sourire. Du blanc de préférence pour moi.

— Cela me va, dit Danglard en passant aussitôt la commande.

— Je vous prie une nouvelle fois de me pardonner ces manières de vous convoquer. J'y suis hélas contraint.

— Menacé ? demanda Veyrenc.

— Depuis longtemps, dit le petit Château en serrant de nouveau les lèvres. Et cela s'aggrave. Veuillez pardonner de même ces soins d'hygiène pour mes mains, dit-il en tendant ses doigts aux ongles noirs de terre. J'y suis tenu.

— Vous êtes jardinier ? demanda Adamsberg.

— Je viens de mettre en terre trois orangers du Mexique, j'en escompte une belle floraison. Quant aux menaces, messieurs, comprenez que diriger une association centrée sur Robespierre n'a rien de commun avec le pilotage d'un navire de commerce, n'est-ce pas. Il s'agirait plutôt d'un bâtiment de guerre affrontant ennemis et tempêtes, dans la mesure où le seul nom de Robespierre ravive des passions qui montent à l'assaut et déferlent à son bord. J'avoue que lorsque j'ai créé ce groupe d'étude, je ne m'attendais pas à son immense succès, ni à ce qu'il déclenche tant d'ardeurs, qu'elles soient ferventes ou haineuses. Et parfois, dit-il en jouant de la pointe de son couteau sur son assiette, je songe à abdiquer. Trop de cristallisations, de réactions enflammées, de manifestations de culte ou de rejet, qui finissent par transformer notre formation de recherche en une arène à fantasmes. Je le déplore.

— À ce point ? dit Danglard en emplissant les verres, évitant celui d'Adamsberg.

— J'avais anticipé votre défiance, ma foi, c'est très normal. Tenez, je vous ai apporté deux lettres récentes, qui prouvent que ces menaces, n'est-ce pas, n'ont rien d'une plaisanterie. J'en ai beaucoup d'autres au bureau. En voici une, qui date d'il y a environ un mois.

Tu te crois un grand homme, et tu te crois déjà triomphant, mais sauras-tu prévoir, sauras-tu éviter le coup de ma main ? Oui, nous sommes déterminés à t'ôter la vie et à délivrer la France du serpent qui cherche à la déchirer.

— Et en voici une autre, enchaîna Château. Postée le 10 avril. Juste après les assassinats d'Alice Gauthier et d'Henri Masfauré, si je ne me trompe. Comme vous le voyez, le papier est banal et le texte tapé sur ordinateur. Rien à en dire sur l'auteur, hormis que la lettre est partie du Mans, ce qui ne nous aide nullement.

Danglard se jeta avec avidité sur la seconde lettre.

Tous les jours je suis avec toi, je te vois tous les jours. À toute heure mon bras levé cherche ta poitrine. Ô le plus scélérat des hommes, vis encore quelques jours pour penser à moi, dors pour rêver de moi. Adieu. Ce jour-même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur.

— Peu banal, n'est-ce pas ? dit Château, tentant un rire. Mais mangez, messieurs.

— D'autant peu banal, dit Danglard d'une voix grave, que ces deux textes sont des copies exactes de véritables courriers adressés à Maximilien Robespierre, après le vote de la terrible loi du 10 juin 1794.

— Qui êtes-vous ? s'exclama Château en reculant brusquement sa chaise. Vous n'êtes pas des flics ! Qui êtes-vous ?

Adamsberg retint l'homme par le bras, chercha son regard pâle. Château respirait vite, mais sembla trouver un peu d'apaisement dans l'expression du commissaire, si tant est qu'il fût commissaire.

— Des flics, nous sommes des flics, l'assura-t-il. Danglard, montrez-lui discrètement votre carte. Le commandant en sait beaucoup sur la période révolutionnaire.

— Je ne connais personne, dit sourdement Château, toujours sur la défensive, qui sache le texte de ces lettres, hormis les historiens.

— Lui, dit Veyrenc en désignant le commandant de sa fourchette.

— La mémoire du commandant Danglard, confirma Adamsberg, est un abîme surnaturel où mieux vaut ne pas mettre les pieds.

— Désolé, dit Danglard en secouant sa longue tête inoffensive. Mais ces lettres sont néanmoins assez connues. Croyez-vous, si j'appartenais à ceux qui vous menacent, que je me serais découvert aussi stupidement ?