Выбрать главу

— C'est ma foi vrai, dit Château, qui rapprocha sa chaise, un peu rasséréné. Mais tout de même.

Danglard resservit du vin, et adressa un léger signe de tête à Château, en manière de réconciliation.

— À qui ces lettres sont-elles adressées ? demanda-t-il. Sur l'enveloppe, j'entends.

— Croyez-le ou non, à « M. Maximilien Robespierre ». Comme s'il vivait encore. Comme s'il menaçait encore. C'est pourquoi je vous dis que des déments authentiques hantent nos assemblées et s'attaquent à présent à nos membres. Dans le but, du moins je le crois, d'instaurer un climat de terreur qui finira par m'atteindre, moi. Vous avez lu la phrase : Ce jour même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur. J'ai créé l'association, j'en ai eu l'idée, j'en ai imaginé le concept, et à ce titre, je la préside depuis douze ans. Il serait ma foi logique que l'auteur des lettres, ou quelque autre forcené, finisse par viser à la tête, n'est-ce pas ?

— Il n'y a personne d'autre avec vous ? demanda Adamsberg.

— Un trésorier et un secrétaire, qui me servent également de gardes du corps. Ce ne sont pas leurs véritables noms qui sont déclarés au Journal officiel. Le mien oui. Ma foi, je ne prenais pas garde, au début.

— Et un financier, ajouta Veyrenc.

— Peut-être.

— Un mécène, même.

— Oui.

— Henri Masfauré.

— Vrai, dit Château. Et qui vient d'être assassiné. Il payait le loyer de la salle. Quand il nous a rejoints, il y a neuf ans, nous étions en mauvaise posture, il a repris les choses en main. Avec sa disparition, le meurtrier coupe le nerf de la guerre, l'argent.

Adamsberg observait le petit président découper avec précision son feuilleté de ses mains terreuses, cherchant une raison d'être à ce contraste chez un homme aussi maniéré. Le noir de la terre ennoblit les mains, celui de la malpropreté les avilit. Quelque chose de cet ordre.

— Si Masfauré, dit-il, était assez passionné pour vous financer, pourquoi ne venait-il pas plus souvent ? Vous avez écrit qu'il était, comme les deux autres victimes, un membre épisodique.

— Henri poursuivait un but scientifique fameux — et même révolutionnaire, le mot n'est pas de trop — et sa tâche l'absorbait tout entier. Il préférait ne pas courir le risque d'être repéré à l'association. Cela n'aurait pas été du goût, n'est-ce pas, de tous ses collaborateurs. Et ma foi, le même problème se pose pour nous tous et pour moi. Je suis chef comptable au Grand Hôtel des Gaules, cent vingt-deux chambres. Vous connaissez ?

— Oui, dit Veyrenc. Mais je vous croyais jardinier.

— Si l'on veut, dit Château d'une voix languissante en regardant ses ongles. Je m'occupe du jardin de l'hôtel, les autres ne savent pas s'y prendre. Cela dit, que mon directeur apprenne quelle association je préside et je suis à la rue. Car qui cherche à s'approcher de Robespierre est nécessairement douteux, c'est aussi simple que cela dans l'esprit des gens. Henri se satisfaisait simplement de savoir que l'association vivait. Il y venait deux fois par an.

— À votre idée, demanda Adamsberg, est-ce Masfauré qui a invité Alice Gauthier, la femme assassinée, à assister à quelques séances ?

— C'est ma foi probable. Car ils étaient parfois l'un à côté de l'autre. J'ai dû voir cette Mme Gauthier, et ce M. Breuguel, environ une vingtaine de fois, pas plus. J'ai pu les reconnaître sur vos photos car eux n'étaient pas déguisés. Ils assistaient aux séances derrière la barrière, en arrière des députés.

— Déguisés ? dit Adamsberg.

— Je ne comprends pas, intervint Veyrenc. Il existe en France d'autres groupes de recherche sur Robespierre. Des historiens qui étudient, épluchent, analysent et publient leurs résultats dans une ambiance studieuse. Mais votre association déclenche des troubles, des ferveurs et des haines.

— C'est un fait, dit Château en se redressant plus encore pour faire place à l'arrivée des foies de veau à la vénitienne.

— C'est que M. Château, dit Danglard, nous a parlé d'un « concept », qui nécessite la location coûteuse d'un vaste bâtiment. Avec des séances « exceptionnelles ». J'imagine que nous sommes là au cœur du problème : vous ne faites pas qu'éplucher des archives ?

— C'est juste, commandant. Je vous ai apporté quelques photos qui vous éclaireront mieux que mes propos. Car je reconnais, ajouta-t-il en plongeant dans sa sacoche pour en tirer les documents, qu'à force d'entendre des discours du XVIIIe siècle à longueur d'année, j'ai pris la fâcheuse habitude de m'exprimer d'une manière ampoulée qui ne facilite pas les choses. Même à l'hôtel, n'est-ce pas.

Une douzaine de clichés circulèrent sur la table. Dans une très vaste salle, éclairée par de hauts lustres équipés de fausses bougies, quelque trois à quatre cents personnes, toutes en habit de la fin du XVIIIe siècle, se pressaient autour d'une tribune, les unes au centre, les autres sur des gradins, certaines assises, certaines debout, ou bien dressées, des mains levées, des bras tendus, semblant apostropher ou applaudir l'orateur sur son estrade. Au-dessus d'eux, dans des tribunes latérales, une centaine d'hommes et de femmes en costume ordinaire mais discret, se fondant dans l'ombre, dont beaucoup se penchaient par-dessus la balustrade. Des drapeaux tricolores qui flottaient çà et là. Les prises de vue étaient trop larges pour distinguer un visage. Mais on pouvait presque entendre le son de cette salle, son bruit de fond, la voix de l'orateur, des murmures, des éclats, des invectives.

— Étonnant, dit Danglard.

— Cela vous plaît-il ? demanda Château avec un vrai sourire et quelque fierté.

— C'est une représentation ? demanda Adamsberg. Un spectacle ?

— Non, dit Danglard en passant d'une photo à une autre. Il s'agit d'une très fidèle reconstitution des séances de l'Assemblée nationale pendant la Révolution. Je me trompe ?

— Non pas, dit Château dont le sourire s'élargissait.

— Je suppose que les discours déclamés par les orateurs et les députés sont fidèles aux textes historiques ?

— Cela va de soi. Chaque membre reçoit avant la date de l'assemblée le texte complet qui sera déroulé ce soir-là, y compris ses propres interventions, selon son rôle. Cela s'effectue via un site Internet dont chacun a le code.

— Son rôle ? demanda Adamsberg.

À quoi bon « jouer » la Révolution ?

— Nécessairement, dit Château. Tel membre va jouer Danton, tel incarnera Brissot, Billaud-Varenne, Robespierre, Hébert, Couthon, Saint-Just, Fouché, Barère, et à la suite. Il doit connaître par avance le discours qu'il a à tenir. Nous fonctionnons par cycles, sur deux ans : depuis les séances de l'Assemblée constituante jusqu'à celles de la Convention. Nous ne les reproduisons pas toutes ! Ou bien les cycles dureraient cinq ans, n'est-ce pas. Nous choisissons les journées les plus représentatives, ou mémorables. En bref, nous faisons vivre l'Histoire, scrupuleusement. Le résultat est assez impressionnant.

— Et qu'appelez-vous, dit Adamsberg, les séances « exceptionnelles » ? Comme celle de ce soir ?

— Celles où paraît Robespierre. Elles attirent beaucoup plus de monde. Il n'est présent que deux fois par mois car son rôle est long et épuisant. Et lui, on ne peut pas le remplacer. En ce moment pourtant, il joue toutes les semaines, nous avons pris du retard.

Château reprit sa mine inquiète.

— Il y a un « mais » à ce succès, dit-il.