Adamsberg sentit qu'il serait inutile et malvenu, et presque vulgaire, de rappeler à ses adjoints enflammés que Robespierre était mort décapité. Ce que lui confirma Veyrenc en murmurant comme pour lui-même, le visage tourné vers la vitre :
— Il n'y a rien à ajouter. C'était Lui.
XIX
— On l'a, commissaire, dit Mordent en entrant à grands pas dans le bureau d'Adamsberg.
Il est certain que la longueur des jambes maigres de Mordent accentuait son allure d'échassier.
— Quoi ? dit le commissaire sans lever les yeux.
Adamsberg était debout derrière sa table, et ce n'est pas cela qui contraria Mordent, car le commissaire travaillait presque toujours debout. C'était que, justement, il ne travaillait pas. Il dessinait. Alors que toute la brigade surveillait nerveusement les appels des commissariats et gendarmeries du pays entier, suite à l'avis de recherche lancé par Adamsberg lui-même sur le quatrième faux suicidé. Pire que dessiner, il aquarellait, ayant certainement emprunté du matériel à Froissy, qui composait quelques paysages à ses heures.
— Vous dessinez ? demanda Estalère, qui avait emboîté le pas à Mordent.
Il fallait toujours — et on ne sait pourquoi — qu'Estalère emboîte le pas à quelqu'un. Comme un caneton perdu qui s'installe dans une file. Peu importe sur qui tombait le brigadier au détour d'un couloir, Mordent, Voisenet, Noël, Justin, Kernorkian, Froissy ou autre, il se mettait à la roue et suivait. Si bien que chaque agent était accoutumé à découvrir soudain le jeune homme dans ses pas, et à lui déléguer une partie de ses tâches en cours.
— Cette nuit, Estalère, vers 4 heures du matin, je me suis réveillé avec une idée en tête, expliqua Adamsberg. Je l'ai griffonnée sur un bout de papier, et je me suis rendormi.
Adamsberg sortit une feuille chiffonnée de sa poche et la tendit au jeune homme.
— « Dessiner », lut Estalère. C'était cela votre idée, commissaire ?
— Voilà. Donc j'obéis. Il faut obéir aux idées de la nuit. Attention, Estalère, pas du tout à celles du soir, qui sont souvent exaltées et pernicieuses.
— Tandis que celles de la nuit ? Elles sont quoi ?
— Elles ne le disent pas, dit Adamsberg en secouant la tête, trempant son très fin pinceau dans un bol d'eau.
— Commissaire, coupa Mordent, je vous annonçais quelque chose en entrant.
— Je sais, commandant. C'est vous qui vous êtes interrompu. Vous avez dit : « On l'a », et j'ai répondu : « Quoi ? » Vous voyez que je vous écoute.
— On a notre mort, dit Mordent sur un ton appuyé.
— Le quatrième ? Avec le signe ?
— Oui. Encore qu'on ne sait pas si c'est le bon mort.
— C'est quoi, un « bon mort » ? demanda Estalère.
— C'est-à-dire, expliqua Adamsberg en se reculant pour juger de son dessin, qu'on ne sait pas si c'est l'homme manquant que nous a signalé le président de l'association. Ou bien si nous sommes tombés sur un autre. Dans l'affaire islandaise, qui n'est plus une affaire, on craignait six autres morts, une fois l'assassin lancé sur son erre. Dans celle-ci, on peut en redouter plus de six cents. Excusez-moi, dit-il en posant son pinceau et en regardant Mordent, mais en aquarelle, il y a des touches qu'on ne peut pas laisser sécher avant de les avoir achevées. Qui ? Où ? Comment ? Drainez tous les agents vers la salle du concile.
Estalère fila hors du bureau, cette fois sans suivre personne. Salle du concile égale réunion, égale cafés à préparer. Avec sucre, sans sucre, un ou deux morceaux, avec lait, sans lait, ou un nuage, serré ou allongé, il savait tout cela par cœur selon les goûts de chacun. Lui-même ne buvait pas de café. Adamsberg regarda ses montres arrêtées et Mordent lui signala qu'il était onze heures.
— L'appel nous est arrivé de la gendarmerie de Brinvilliers-le-Haut, près de Montargis, annonça Mordent une fois tout le monde installé en salle.
— Dans le Loiret, précisa Danglard.
— Ils ont eu, non pas un suicide, mais un accident mortel il y a dix-neuf jours, au village de Mérecourt-le-Vieux.
— Soit quatre jours avant la mort d'Alice Gauthier, calcula Veyrenc.
— Pourquoi ont-ils répondu à notre appel ? demanda Justin. On n'avait pas précisé « accident », mais « suicide présumé ».
— Parce que l'un des brigadiers, en allant sur les lieux le soir de l'« accident », a taché sa manche contre un mur avec de la craie, bleu vif. Après notre appel — il était assez excité au téléphone, et je vous présente donc les choses telles qu'il les a dites — il s'est demandé ce que de la craie bleue pouvait bien faire dans l'escalier d'une vieille cave noire. L'escalier était étroit et c'est comme cela qu'il s'est taché, en frottant sa veste contre le mur.
— Parce que l'accident a eu lieu dans une vieille cave noire ? demanda Voisenet.
— C'est cela.
— Homme ? Femme ?
— Un homme de soixante ans. Tous les soirs, il allait à la cave après le dîner — à la nuit donc — chercher deux bouteilles de vin à bonifier pour le lendemain. Deux bouteilles qu'il tenait toujours à plat dans ses mains, pour ne pas secouer la lie. C'est ce qu'a dit la sœur, parce qu'il vivait avec la famille de sa sœur. Elle a signalé ce fait pour expliquer l'accident : il a buté sur une des marches en remontant, et il est tombé à la renverse. Ses deux mains étant prises — par les bouteilles —, il n'a eu aucun moyen de se raccrocher. Il a dévalé tout l'escalier en arrière. Les bouteilles aussi, dont l'une est d'ailleurs restée intacte, a précisé le brigadier.
— Il n'y a pas de justice, dit Kernorkian.
— Qu'avait donné l'enquête ? demanda Adamsberg. Un des membres de la famille aurait-il pu le pousser ?
— Ils étaient encore tous à table au moment de la chute. Ils achevaient le vin bonifié de la veille, dit Mordent en consultant ses notes.
— Donc, le brigadier ?
— Un vieux de la vieille. Il est retourné ce matin examiner l'escalier, à cause de cette tache de craie.
— Il est fin, le gars, dit Veyrenc.
— Plutôt, oui. Et il a trouvé un petit motif bleu vif sur le mur crasseux. D'une quinzaine de centimètres de haut environ. Le dessin est abîmé par le frottement de la veste, mais le signe reste clair.
Mordent fit circuler le tirage photo envoyé par le gendarme.
— Le tueur ne cherche pas à raffiner, dit Danglard. Craie, crayon à maquillage, pointe de ciseaux, de couteau. Tant qu'il pose sa marque, c'est ce qui lui importe. Et comme on l'a remarqué, il ne cherche pas à la rendre voyante. Mais il ne peut s'empêcher de la tracer et c'est un trait d'orgueil de certains meurtriers. Banalement, ajouta-t-il en regardant Retancourt.
— Je pense, dit Adamsberg en considérant le graffiti bleu, que dans le cas de Jean Breuguel, le tueur a gravé le signe de la main gauche. Ce qui pourrait nous expliquer la maladresse du dessin.
— Pourquoi de la main gauche ?
— Parce que sa main droite était trop ensanglantée.
— Ça nous avance à quoi ? demanda Noël, qui, pour être un homme sommaire, misogyne et agressif, n'était certes pas un imbécile.
— À savoir, lieutenant, que le cas de Breuguel, qui n'est pas Brueghel, ne sort pas de notre série.
— C'est quoi, cette histoire de Breuguel qui n'est pas Brueghel ?
— Demandez à Bourlin, c'est lui qui me l'a dit.
— Quand on dit « Breuguel », expliqua Danglard, on a tendance à penser qu'il s'agit de Brueghel l'Ancien, un peintre flamand du XVIe siècle.
— Non, dit Noël, on n'a pas tendance à penser ça.
— C'est vrai, reconnut Adamsberg. Mordent, quel est le nom de la victime, sa photo, sa profession ?