— Des comptables eux aussi ?
Château sourit de nouveau. Une fois passées ses premières réticences, l'homme était tout compte fait agréable, et subtil.
— Ne tentez pas de savoir, commissaire. Disons que l'un et l'autre sont très férus d'Histoire.
— Férus, releva Danglard. Ce ne sont donc pas des historiens professionnels.
— Je n'ai pas dit cela, commandant. Ce sont eux qui prennent en charge l'aspect expérimental de notre travail.
— L'étude de « l'effet Robespierre ».
— Pas seulement. L'effet thérapeutique aussi. On ne l'a découvert que plus tard. Beaucoup de dépressifs, ou de timides maladifs, ou d'êtres inquiétés par la vie, se sont ici redressés. Reprenant pied dans la réalité, l'affrontant de nouveau par le biais de cette autre réalité décalée. Vous me suivez, n'est-ce pas ? Rencontrez mes associés — appelons-les Leblond et Lebrun, si vous en êtes d'accord —, ils connaissent nos membres mieux que moi, et particulièrement les étranges, les insolites. Et peut-être ces « occasionnels », fidèles mais déterminés à vouloir demeurer en marge. C'est un souci.
— Et un point obscur, dit Veyrenc. Pourquoi s'en prendre à eux, qui sont les moins représentatifs de vos assemblées ?
— Fâcheuse coïncidence peut-être, puisque la quatrième victime, Gonzalez n'est-ce pas, ne l'était pas. Mais je ne peux rien affirmer pour lui. Car, si c'est l'homme auquel je pense, il portait toujours perruque et habit. Il m'est donc bien difficile de l'identifier d'après cette photo d'un mort. Néanmoins il avait un long nez, des yeux las et des lèvres denses, je ne pense pas faire erreur.
— Une seconde, dit Adamsberg en se levant. Vous avez du papier ?
— Bien sûr, dit Château un peu étonné, en lui tendant une feuille.
Adamsberg choisit une photo de Gonzalez et en tira un dessin rapide et précis.
— Joli, dit Château. Vous ne devez pas avoir trop de goût pour l'Histoire, n'est-ce pas ?
— Je n'ai pas de mémoire de l'écrit, je ne retiens que ce que je vois. À présent, observez bien.
À traits sûrs et légers, Adamsberg ajouta au visage de Gonzalez une perruque, un foulard enroulé autour du cou, un col dressé, un savant nœud de tissu en jabot.
— Et maintenant ? demanda-t-il en tendant le dessin à Château.
Le président hocha la tête, puis frotta sa calvitie, impressionné.
— Bien sûr, dit-il, je le connais. Je le vois même parfaitement à présent.
— Un occasionnel ?
— Non. Un amateur de sensations fortes. Il vient souvent, pour les grandes séances. Ce Gonzalez se portait toujours volontaire sur les listes de rôles. Il a fait un excellent Hébert, insultant, grossier comme un porc — c'est lui qui rédigeait Le Père Duchesne, vous savez.
— Pas du tout, dit Adamsberg.
— Pardon, se reprit Château en rosissant. Je ne voulais pas vous offenser.
— En rien.
— Je voulais dire « foutre ceci », « foutre cela », tous les cinq mots, dans la bouche d'Hébert. Gonzalez s'en est donné à cœur joie, ce furent de belles séances. « Que les crapauds du Marais aillent éternuer dans le sac ! » Robespierre était affreusement choqué, comme chaque fois qu'Hébert invectivait dans sa langue si triviale.
— Éternuer dans le sac ? demanda Adamsberg.
— Une expression d'époque pour « passer à la guillotine ». Gonzalez a également fait un succès avec le rôle débraillé de Marat. Il avait, ma foi, particulièrement soigné son maquillage, pour se forger des yeux tombants. Nous avons trois maquilleuses ici, précisa le petit Château en s'animant à nouveau, comme chaque fois qu'il parlait de son « concept ». Dans un tout autre registre, il a fait l'incontournable Couthon. Oui, dit-il en rendant le portrait à Adamsberg, il aimait cela. Cafés ? demanda-t-il en se levant.
Adamsberg regarda ses montres, puis la pendule accrochée à la boiserie.
— Nous prenons beaucoup de votre temps, dit-il.
— J'ai encore plus à cœur que vous de découvrir qui assassine nos sociétaires. Mon temps est à vous, dit-il dans le vrombissement de la machine à café. Quatre meurtres en trois semaines. Mais il sera terriblement ardu de cerner le tueur parmi cette foule.
— C'est-à-dire, observa Adamsberg, que nous aurions de meilleures chances si chacun disait la vérité.
Et il revit l'infernal entrelacement des algues qui l'enserrait jusque dans ses nuits. Ce qu'il avait à faire à présent lui déplaisait.
— Où donc vous faufilez-vous, commissaire, et à quel propos ? interrogea calmement le président.
— À propos de Robespierre.
— Exceptionnel, n'est-ce pas ? dit Château en déposant les tasses sur le bureau. Je ne vous l'ai pas caché. Et pourtant, le discours du 17 pluviôse est à n'en pas douter un morceau de bravoure, mais passablement ennuyeux par endroits, comme très souvent chez l'Incorruptible. Eh bien, lui, il parvient tout de même à faire passer cela.
— Comme lui.
— Lui qui ?
— Ce qu'ont dit mes adjoints en rentrant hier soir. Ils sont sortis de la séance en quasi-état de choc.
— Déjà ? dit Château en souriant, proposant du sucre à la ronde.
— « C'était Lui », ont-ils dit. Lui-même : Robespierre.
Le président jeta un regard surpris à Danglard et Veyrenc qui, eux, regardaient Adamsberg sans comprendre, embarrassés que le commissaire révèle leurs réactions de la veille.
— Ils avaient raison, reprit Adamsberg. C'était Lui. Et c'est pourquoi, bien sûr, on ne peut pas le changer.
— Où vous engagez-vous, commissaire ? demanda Château, secouant la tête. Vos adjoints eux-mêmes ne vous suivent pas, je me trompe ?
— Je peux fumer ?
— Je vous en prie, dit Château en sortant un cendrier de son tiroir.
Adamsberg extirpa une cigarette tout en attrapant d'une main un dossier qu'il posa sur le bureau. Il en sortit une aquarelle sur papier fort, qu'il tendit à Château.
— Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il.
— L'homme n'est pas beau, dit Château après un silence, en desserrant ses lèvres un instant refermées, mais le portrait est exquis. Vous êtes réellement doué.
— Et est-il ressemblant ? continua Adamsberg en passant le dessin à ses adjoints.
Il alluma sa cigarette, s'adossa à la chaise et, pour une des rares fois de sa vie, chercha un calme qu'il ne trouva pas.
— Très, dit Château. C'est moi.
— Sans conteste, dit Danglard, un peu médusé, et qui reposa délicatement l'aquarelle sur le bureau pour ne pas l'abîmer.
— Est-ce un cadeau, commissaire ? dit Château, sur ses gardes.
— Avec plaisir, mais plus tard. Rappelez-vous l'expérience que nous avons faite tout à l'heure avec le visage de Gonzalez, en lui ajoutant perruque et costume. Je me suis permis de choisir pour vous la tenue exacte que portait Robespierre hier soir. Habit rayé de deux teintes de brun doré ton sur ton, blanc crème du jabot de dentelle plate, blanc brillant de la perruque, cercles des lunettes et, bien sûr, visage poudré et livide.
Adamsberg montra le second dessin à ses adjoints avant de le passer au président. Les trois hommes s'étaient raidis, et Adamsberg laissa tomber sans le vouloir sa cendre sur le parquet.
— Visage dénué de cette carnation rose qui est la vôtre à l'état naturel, ajouta-t-il.
C'était dit c'était fait, et Adamsberg se leva pour marcher un instant, étirant discrètement ses bras vers le bas.
— C'est Lui, dit Danglard à voix basse, tandis que Veyrenc, saisi, se contentait de fixer le portrait.