— Lui qui ? demanda doucement Adamsberg. Lui, Maximilien Robespierre, mort décapité en 1794 ? Ou bien vous, face à nous, monsieur François Château ? Robespierre revenu du territoire des ombres ? Ou François Château qui le connaît si bien, si totalement, qu'il sait accuser la crispation du sourire, cligner des yeux, maintenir son visage impassible, jouer des mouvements délicats de ses mains, imiter sa voix, se tenir en une posture rigide, le dos droit comme une planche ? Dos, dit-il en revenant vers le bureau et en se penchant vers Château, que vous tenez d'ailleurs naturellement très droit, gestes que vous avez naturellement délicats, voix que vous avez naturellement faible, yeux que vous avez naturellement pâles, sourire que vous avez naturellement crispé.
Château souffrait et sa douleur se diffusait comme un parfum toxique dans la petite pièce, touchant chacun des hommes. Dans sa détresse, et à présent que les dessins d'Adamsberg avaient dévoilé le double, on reconnaissait à présent en lui le Robespierre d'hier. Il s'était contracté sur son siège, ses lèvres s'étaient étrécies, et le rose juvénile avait quitté ses joues. Adamsberg se laissa retomber, las, sur sa chaise, comme fatigué et désolé par sa propre attaque. Il déposa son mégot éteint dans le cendrier et secoua la tête assez tristement.
— Mais vous, monsieur Château, vous savez sourire, tandis que Lui ne le pouvait pas, pour son malheur. Vous, vous n'avez pas son teint blême, vous, vous ne portez pas de lunettes, vous, vous n'avez pas de tic facial. Comme vous n'avez pas d'escarres aux jambes ni ne saignez du nez. Je me suis un peu documenté hier, comme vous le voyez.
— Alors c'est simplement, dit Château d'une voix neutre, que je suis un très bon acteur. Mais une fois de plus, commissaire, je vous félicite. Je suis moi-même un observateur avisé, mais j'étais convaincu que nul ne pourrait jamais deviner mon visage si commun derrière le sien. Vos adjoints eux-mêmes ne l'ont pas reconnu, à ce que je constate.
— Si bien que vous avez raison de vous croire en danger. Si j'ai pu voir François Château derrière Robespierre, un autre que moi a pu le faire. Nul ne pourra vous remplacer à cette tribune. Personne n'en sera capable. Avec votre mort, l'association s'éteint. Et plus que cela : vous disparu, Robespierre s'en va à son tour, il retourne une seconde fois au néant. On avait pourtant pris la précaution à l'époque de couvrir son corps de chaux pour l'anéantir plus sûrement. Mais l'âme ? Où est passée son âme ?
— Je n'adhère pas à ces histoires d'âme, commissaire, dit Château en durcissant le ton.
— Nous allons vous laisser, monsieur Château. Je me permettrai de revenir dans trois heures.
— Et pour quel motif, je vous prie ?
— Parce que vous n'êtes pas un « très bon acteur ». Vous êtes Lui, comme l'ont exprimé mes adjoints. Ou, pour le dire autrement, vous êtes un excellent acteur, car vous êtes Lui.
— Vous désertez les terres de la raison, commissaire.
— Je reviens à — Adamsberg jeta un œil à la pendule — 19 h 30. En attendant, prenez soin de vous, plus encore que vous ne l'imaginez.
XXI
Dès sa sortie du bureau de l'association — deux grilles à passer avec un gardien, munies de serrures sécurisées et de codes électroniques, le président était protégé comme dans un bastion —, Adamsberg donna ordre à Retancourt de se placer en protection continue de François Château. Le tueur avait éliminé Masfauré, car sans son apport financier l'association n'existait plus. Ce premier coup était fatal. On pouvait supposer qu'après ce meurtre, Robespierre était la future cible. En installant peu à peu la crainte, puis la peur, enfin la terreur, comme l'avait fait Robespierre, avant de frapper au cœur. Vis encore quelques jours pour penser à moi, dors pour rêver de moi. Adieu. Ce jour même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur. Combien de membres avait-il programmé de tuer ? Assez pour que la rumeur prenne corps et pour dépeupler l'association avant d'en attaquer l'âme ? Assez pour laisser Robespierre-Château assister, seul, à l'effondrement de son œuvre ? Son signe, oui, était bien anti-robespierriste, c'était le dessin de la guillotine « à la Louis XVI ». C'était la marque du dernier pouvoir du roi, même sur la machine qui allait le décapiter.
— Collez à lui, Retancourt — mettez le petit Justin là-dessus, on ne le remarque pas —, avec Kernorkian à moto. Tournez avec qui vous voulez, sauf Mercadet, Mordent, Noël.
Retancourt en déduisit : l'un trop ensommeillé, l'autre trop courbatu, le dernier trop impulsif.
— Laissez Froissy à son poste, j'ai besoin d'elle pour les recherches. Vous savez si elle a abouti ?
— Pas encore. Elle cherche une voie plus directe, c'est-à-dire illégale.
— Parfait. Je pense quitter le siège de l'association vers 20 h 30. Que Justin et Kernorkian soient déjà en place, je crois l'homme en réel danger. Mais pas forcément maintenant. Cela peut durer des semaines, prévint Adamsberg, qui savait combien une planque incertaine et sans fin était nerveusement épuisante. Danglard et Veyrenc rentrent à la brigade, ils exposeront la situation à l'équipe.
— Tu as visé au centre, dit Veyrenc, François Château joue Robespierre. Mais à quoi cela nous avance ? Pourquoi retournes-tu t'acharner sur lui ?
Les trois hommes s'attardaient près de leur voiture. Adamsberg s'en allait marcher, le fait était patent sans qu'on ait à le préciser. Il avait confié sa sacoche à dessins à Veyrenc, pour l'exposé aux collègues, et partait mains dans les poches.
— Parce qu'à présent, on sait l'homme menacé, dit Adamsberg.
— On a compris cela, dit Danglard. La question est : pourquoi s'acharner ?
— Danglard, avez-vous jamais laissé une bouteille à moitié vide, une fois entamée ?
— Quel rapport ?
— Vous le voyez très bien. Nous n'avons pas vidé la bouteille François Château. On peut présenter la chose sous deux points de vue : François Château est Robespierre, et il est menacé. Ou bien : François Château est Robespierre, et il est dangereux. Ou c'est encore moins simple.
Veyrenc — ses cheveux à nouveau enfoncés sous sa casquette de touriste — fronça les sourcils et alluma une cigarette, tendant mécaniquement son paquet à Adamsberg.
— Château serait imprégné de Robespierre au point de fusionner avec lui ? dit-il. De reproduire les tueries ? Et à peine aurait-il détruit un ennemi qu'il s'en découvrirait un autre ?
— Un engrenage sans fin, nuança Danglard, puisque l'ennemi que traquait Robespierre était en lui-même. Mais en ce cas, pourquoi Château nous aurait-il écrit ?
— Je n'en sais rien, dit Adamsberg, qui se balançait d'une jambe sur l'autre, signe imminent du départ. Il nous faut vider la bouteille. Jusqu'au truc qui est au fond.
— La lie, dit Danglard.
— Non, rectifia Adamsberg. C'est comme une bouteille à deux bouchons. Nous avons évacué la première partie. Si Froissy achève son travail à temps, j'ai espoir de faire sauter le second bouchon.
— Qu'avez-vous demandé à Froissy ?
— Une recherche d'identité sur François Château.
— Vous pensez qu'il vit sous un faux nom ?
— Pas du tout. Depuis la brigade, envoyez-moi une photo de Victor.
— Qu'est-ce que Victor vient encore faire là-dedans ? demanda Danglard.
— Il était secrétaire de Masfauré, il a donc pu l'accompagner à l'association, entendre, savoir. Dites, Danglard, Robespierre a-t-il eu des descendants ?