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— Fausse route totale, commissaire. On dit que Robespierre avait le ventre mort. C'est-à-dire, comprenez-moi, le bas-ventre.

— J'avais saisi.

— Je ne parle pas d'impuissance, mais d'impotence. Symptôme remarquable de sa vaste pathologie.

— Zerk a préparé un gigot pour ce soir, coupa Adamsberg. C'est trop pour nous deux.

— Je me charge du vin, dit hâtivement Danglard, car le blanc que Zerk achetait au coin de la rue tordait le ventre comme un détersif.

— Ce n'est pas tant pour votre compagnie, ajouta Adamsberg en souriant, mais j'ai encore besoin de savoir ce que vous savez.

— Quand l'enquête sera close, si tant est, pourrai-je conserver un des dessins ? demanda Danglard.

— Vous aussi ? Pourquoi ?

— C'est un beau portrait de Robespierre, tout simplement.

— Un portrait de Château, rectifia Adamsberg. Vous-même confondez les deux à présent. Alors que dire de lui ?

La Seine était trop éloignée pour qu'il ait le temps de faire l'aller-retour, surtout au rythme tranquille auquel il marchait. Le mieux était de rejoindre le canal Saint-Martin. Cela faisait toujours de l'eau. Ce n'était pas le gave de Pau, bien sûr, mais c'était toujours une sorte de rivière à suivre, avec ses mouettes au-dessus. Les immeubles qui le bordaient n'étaient pas non plus des pans des Pyrénées, mais cela faisait toujours de la pierre. Pierre et eau, feuilles aux arbres, mouettes, si abîmées soient-elles, n'étaient jamais à négliger.

Son portable vibra alors qu'il atteignait le canal et aspirait l'odeur de chiffon mouillé que dégageait l'eau crasseuse des villes. Il espérait ardemment une réponse de Froissy et leva la tête vers les mouettes criardes pour leur adresser une prière païenne. Mais les mouettes ne s'occupaient pas de lui et il reçut la photo de Victor. Tout ceci, bien loin de l'Islande, remettait en selle les jeunes gens du Creux. Car si Victor était informé des activités parallèles de son patron philanthrope, il aurait pu le confier à Amédée. Et qui sait comment Victor et lui jugeaient la passion d'Henri pour Robespierre ? Dangereuse ? Coûteuse ? Victor avait assuré que la bibliothèque de Masfauré ne contenait aucun livre sur la Révolution. Logique, s'il entendait garder son secret sur l'association. Et c'était en effet ce qu'il faisait : Mordent avait confirmé que le notaire n'avait pas trace de versement à une quelconque association culturelle. L'argent passait donc en liquide.

Pierre, eau, oiseaux. Il s'inclina sur le banc qu'il avait choisi, mains croisées sous la nuque, surveillant le ciel, repérant les mouettes les plus dociles. Il était facile pour Adamsberg d'en choisir une, de grimper sur son dos, sans la serrer, d'orienter sa course en en dirigeant doucement les ailes, de survoler les champs, d'atteindre la mer, et là, de jouer à résister vent debout.

Après quelque six cents kilomètres ainsi parcourus, Adamsberg se redressa, demanda l'heure et arrêta un taxi. L'idée de retourner dans le bureau sombre de Château ne lui plaisait pas. Et surtout pas celle de le forcer à vider cette bouteille. S'il avait les moyens d'en arracher le second bouchon.

À 19 h 25, le gardien lui ouvrit à nouveau bruyamment les grilles du bâtiment, et le pria d'attendre M. Château dans son bureau, il ne tarderait pas. À court de cigarettes chiffonnées de Zerk, Adamsberg s'était acheté un paquet neuf. Marcher et fumer dans le bureau boisé du petit président ne serait pas de trop pour extirper ce bouchon. La seconde réponse de Froissy lui était parvenue sept minutes plus tôt. Excellente Froissy. D'avoir eu raison sur ce point lui donnait un léger vertige, comme s'il s'aventurait dans des sphères de déraison dont il ne connaissait pas les mécanismes ni, pire, le futur. Alors que seul sur une crête de montagne à la nuit, il était autant à son aise qu'un izard. Mais le monde de François Château, qui venait de s'épaissir encore, n'était pas son territoire. Il pensa à ce conte que Mordent aimait : celui où, à peine entré dans la forêt, les branches se refermaient derrière vous et où le chemin du retour n'était plus ni praticable, ni visible.

Adamsberg n'avait pas osé ouvrir le tiroir du bureau pour en sortir le cendrier et il regardait les ouvrages de la bibliothèque sans en lire les titres.

— Bonsoir, commissaire, dit une voix grinçante derrière lui.

Une voix qu'il avait entendue la veille. François Château venait d'entrer, ou plus exactement cette fois Maximilien Robespierre. Adamsberg demeura stupéfait devant le personnage, qu'il n'avait pas vu de si près hier au soir. Bras croisés, dos rigide, l'homme, en très bel habit bleu, perruqué et poudré, lui adressait ce sourire figé qui n'en était pas un, clignant des yeux derrière de petites lunettes rondes aux verres teintés. Adamsberg ne bougea pas, pas plus que d'autres ne l'avaient fait, en leur temps. Parler à Château était une chose, discuter avec Maximilien Robespierre en était une autre.

Sans un mot, le personnage ouvrit son tiroir et posa le cendrier sur la table.

— Joli costume, dit platement Adamsberg en s'asseyant mal sur le bord de la chaise.

— Je le portais pour la fête de l'Être suprême, qui devait être ma consécration, expliqua sèchement l'homme en reprenant sa posture. Le seul matin où l'on me vit un vrai et tendre sourire, dirent certains, épris d'anecdotes, tant une lumière céleste était au rendez-vous dans le ciel de Paris. Vous n'avez jamais contemplé cette clarté inouïe, vous ne la verrez jamais. J'endossai à nouveau cet habit le 8 thermidor devant l'Assemblée. Mais il ne put conjurer ma mise à mort, qui survint deux jours plus tard, sonnant le glas de la République.

Adamsberg décacheta son paquet de cigarettes et le tendit inutilement vers Château, ou comment fallait-il nommer cet homme ? Lui qui avait su deviner le visage du petit président derrière celui de Robespierre n'aurait pas dû être saisi par cette apparition. Mais avec l'habit, la personnalité de l'homme avait changé, comme si l'impassible visage de Robespierre avait chassé, et même brutalement délogé, l'aimable figure un peu infantile de Château. Du modeste président il ne restait plus rien, et Adamsberg s'interrogeait sur cette mise en scène excessive et ridicule, qui le déroutait malgré tout. Château espérait-il puiser en Robespierre une force qu'il craignait de ne pas trouver pour cet entretien ? L'impressionner par cette glaçante allure ? Mais il y avait autre chose, conclut-il en l'observant à travers la fumée. Château avait pleuré, et n'avait voulu à aucun prix qu'on le remarque. À travers la poudre, Adamsberg distinguait malgré tout le liseré rougi des paupières inférieures et les poches qui se formaient sous les yeux gonflés. Adamsberg plaça instinctivement sa voix au plus bas, au plus doux.

— Vraiment ? dit Adamsberg, toujours mal placé sur sa chaise.

— En douteriez-vous, monsieur le commissaire ? La Réaction balaya la France qui tomba comme une femme oublieuse et facile dans les bras d'un tyran. Et par la suite ? Qu'advint-il ? Quelques courts élans de révolte, mémoires de nos glorieux efforts à présent engloutis dans une république avilie, où la bassesse et l'avidité ont terrassé nos idéaux, mais dont les noms, Liberté, Égalité, Fraternité, parcourent encore le monde comme une nostalgie. Devise qui orne vos frontons mais que nul ne songe en son âme à scander.

— Est-elle de vous ? Cette devise ?

— Non pas. Les termes vagabondaient çà et là mais c'est moi, oui, c'est moi qui les ai forgés en une seule lame : Liberté, Égalité, Fraternité, ou la mort.

Château, narines frémissantes, brisa soudain son discours et se pencha vers Adamsberg, posant ses mains fines à plat sur le bureau.

— Est-ce assez à présent, monsieur le commissaire ? Nous sommes-nous assez divertis ? Car c'est bien ainsi que vous souhaitiez me voir, n'est-ce pas ? Me voir en « Lui » ? Cette représentation vous a-t-elle agréé ? En avons-nous fini ?