— Que va-t-il advenir de tout cela ? demanda prosaïquement Adamsberg en désignant le bâtiment d'un geste large.
— En quoi cela vous concerne-t-il ? Nos finances nous permettront d'aboutir au terme de notre recherche.
Le ton cassant, presque pétrifiant, de Robespierre persistait dans la voix du président et continuait d'incommoder Adamsberg.
— Lui, le connaissez-vous ? enchaîna-t-il en lui tendant la photo de Victor.
— Un autre mort ? Un autre traître infâme ? dit Château en saisissant le portable que lui tendait le commissaire.
— L'avez-vous vu ici ?
— Cela va de soi. Il s'agit du secrétaire d'Henri Masfauré, prénommé Victor, bâtard et fils du peuple. Éliminé, lui aussi ? demanda-t-il froidement.
— Encore vivant. Il accompagnait donc son patron lors de ses passages aux assemblées ?
— Henri ne se passait pas de son secrétaire. Victor obéit, Victor mémorise. Interrogez-le, lui aussi.
— C'est mon intention, répondit Adamsberg, conscient que, dans son rôle impérieux, Château venait de lui donner un ordre.
Cela ne l'embarrassait pas, mais le frappait. Il se leva, fit quelques pas, déposa son portable sur le bureau, après avoir composé le « 4 », qui le mettait en communication avec Danglard, de telle sorte que son adjoint puisse suivre cette conversation depuis la brigade. L'opinion du commandant lui importait en cette circonstance singulière.
— Savez-vous d'où vous vient cette ressemblance avec Robespierre ? reprit Adamsberg sans se rasseoir.
— Du maquillage, monsieur le commissaire.
— Non. Vous lui ressemblez.
— Malice de la nature, intervention de l'Être suprême, à votre choix, dit Château en s'asseyant, croisant les jambes.
— Ressemblance qui vous a poussé à vous lancer sur les traces de Robespierre et à fonder cette association, ce « concept ».
— En rien.
— Jusqu'à ce que le personnage vous imprègne peu à peu.
— Sans doute est-ce parce que c'est le soir, monsieur le commissaire, et que votre journée fut harassante, que vous perdez en subtilité. Vous vous apprêtez à présent à me demander si je « fusionne » avec lui, selon je ne sais quel processus mental aberrant, si je suis la proie d'une double personnalité et autres stupidités remarquables. Je vous arrête avant ces insanités. Je joue Robespierre, comme je viens de vous le démontrer, et je m'en tiens là. Et je suis d'ailleurs fort bien payé pour le faire.
— Vous êtes rapide.
— Il n'est pas difficile de vous devancer.
— Il est dominé, dit Danglard, avec le ton anxieux d'un homme qui commente le déroulement d'un match sportif.
Les agents s'étaient rassemblés en une masse compacte, collés les uns aux autres, certains le buste allongé sur la table, pour pouvoir mieux entendre les voix sortant de l'appareil posé sur la table.
— Vous êtes François Château, je sais cela, dit Adamsberg.
— Fort bien. Cela clôt le débat.
— Et vous êtes le fils de Maximilien Barthélemy François Château. Lui-même fils de Maximilien Château.
Château-Robespierre se raidit et, à l'autre bout de Paris, Danglard et Veyrenc firent de même.
— Quoi ? demanda Voisenet, suivi par le regard de ses collègues.
— Ce sont les prénoms du père et du grand-père de Robespierre, expliqua rapidement Danglard. La famille Château s'est attribué les mêmes prénoms que celle des Robespierre.
Le président Château entra dans une de ces fureurs que l'on connaissait à l'Incorruptible attaqué, son poing s'abattant sur la table, ses lèvres fines et tremblantes, invectivant, attaquant.
— Il est en danger ? demanda Kernorkian.
— Taisez-vous, nom de Dieu, dit Veyrenc. Retancourt est toute proche.
Savoir le lieutenant à proximité du commissaire calma sur-le-champ l'équipe, Noël y compris. Les têtes se penchèrent plus avant vers le haut-parleur.
— Traître ! criait à présent Château. Je vous appelle à l'aide en confiance et vous en usez en hypocrite infâme pour fouiner comme un rat jusque dans ma propre famille !
« Hypocrite infâme », une expression favorite de Robespierre, commenta Danglard à mi-voix.
— Et quand bien même ? continuait Château. Oui, toute la famille était furieusement robespierriste, et croyez-moi, je ne vous souhaite pas de le vivre !
— Pourquoi n'avez-vous pas hérité des prénoms sacrés ?
— Grâce à ma mère ! hurla Château. Qui a tout fait pour me protéger de ces furieux dévots et qui s'est noyée sous mes yeux quand j'avais douze ans ! Cela vous contente-t-il, monsieur le commissaire ?
Le petit homme s'était levé, avait arraché sa perruque, et l'avait jetée au sol avec violence.
— Masque tombé, dit Danglard. Le second bouchon de la bouteille a sauté.
— Il y a des bouteilles à deux bouchons ? demanda Estalère.
— Évidemment, dit Danglard. Taisez-vous. On entend l'eau couler. Il y a un lavabo dans le bureau, près de la machine à café. Il se démaquille, peut-être.
Château se frottait brutalement le visage, laissant s'écouler une eau blanche. Puis crachant et reniflant sans vergogne, il essuya sa peau, redevenue mi-rose mi-livide, et revint s'asseoir, à mi-chemin entre orgueil et accablement, tendant une main élégante pour demander, cette fois, une cigarette.
— Vous êtes un combattant qualifié, commissaire, j'aurais dû vous guillotiner plus tôt, dit-il en retrouvant presque un sourire, si malheureux ce soir. Vous guillotiner le premier d'entre eux. Car c'est bien à quoi vous pensez, n'est-ce pas ? Que ma folle famille m'a intronisé comme « descendant » de Robespierre ? Qu'elle a enfoncé cette mission dans mon crâne d'enfant ? Eh bien c'est exact. Mon grand-père fut le forgeron de ce destin, un vieillard intraitable, lui-même élevé dans le grand culte. Ma mère s'y est opposée et mon père était un faible. Dois-je poursuivre ?
— S'il vous plaît. Mon grand-père était un imbécile, abîmé par la guerre, et un despote.
— Le vieux a commencé mon éducation à quatre ans, dit Château, un peu calmé. Il m'a appris les textes mais aussi la posture, la voix, les mimiques, et plus encore, la méfiance envers les ennemis, la défiance envers tous et la pureté comme règles de vie. Persuadé qu'était ce vieux crétin pourri d'orgueil de descendre du grand homme. Ma mère m'aidait à résister. Chaque soir, telle Pénélope et sa tapisserie, elle défaisait pour moi ce que le vieux avait façonné dans le jour. Mais elle est partie. J'ai toujours pensé que le vieux avait fendu la barque dans laquelle elle s'est noyée. À la Robespierre : éliminer l'obstacle qui se dressait entre lui et moi. Après sa disparition, il a accentué sa dictature. Cependant j'avais douze ans, et le bouclier que ma mère avait forgé était prêt. Le vieux a donc trouvé un autre obstacle devant lui : moi-même.
Adamsberg arrêta sa marche devant le bureau, et les deux hommes prirent une autre cigarette. Le spectacle qu'offrait Château, avec son visage sans prestance à moitié nettoyé, couvert de traînées blanches, sa couronne chauve de cheveux mouillés, ses yeux tuméfiés, le tout posé sur le corps encore en habit bleu de Robespierre, était aussi splendide qu'affligeant. Il aurait pu être grotesque. Mais sa détresse, la grâce de son maintien, le burlesque de son aspect l'ébranlaient, le touchaient. C'était lui, Adamsberg, qui avait voulu cette défaite, et même cette débâcle, elle lui était nécessaire pour l'enquête. Jusqu'au second bouchon, jusqu'à la lie. Mais à quel prix.
Pensées du même ordre à la brigade, où les souffles étaient retenus, l'émotion perceptible, mais que seul Estalère exprima.