— C'est triste, hein ? dit-il.
— Mon père aimait Napoléon, dit Voisenet, mais il ne m'a jamais demandé d'aller conquérir la Russie. Encore que moi et mes poissons, ça l'exaspérait sacrément.
— Silence, exigea Danglard.
— Cependant, reprit Château en exhalant la fumée, votre suspicion va plus loin. Vous vous figurez que le vieux a tordu ma personnalité comme le forgeron déforme une barre de fer. Que j'ai intégré le rôle d'« élu » qu'il m'avait assigné et qu'aujourd'hui, n'est-ce pas, je reproduis le comportement destructeur de Robespierre. Que c'est moi qui supprime les membres de ma propre assemblée. Voilà ce que vous pensez. En cela, commissaire, vous vous fourvoyez.
Château serrait et desserrait ses doigts sur sa poitrine, sur le jabot de dentelle mouillé, comme s'il voulait saisir ou caresser quelque chose. Adamsberg l'avait vu faire ce geste compulsif la veille. Un pendentif, supposa-t-il, un talisman, un portrait de sa mère, quelques cheveux.
— Avec ce « bouclier » venu de votre mère, pourquoi fonder malgré tout cette association et endosser ce rôle détesté ?
— Je savais être Robespierre sur le bout des doigts depuis mes quinze ans. Même après la mort du vieux, le personnage me hantait, il suivait mes pas, mes gestes, il m'avait pris en filature, il ne me lâchait pas. Alors je me suis retourné et, ma foi, je lui ai fait face. Face, commissaire. Avec le désir d'en finir, de lui régler son compte. Alors je l'ai saisi. Je l'ai agrippé et je l'ai joué et encore joué. Il est ma créature et non plus moi la sienne. C'est moi qui tire les ficelles à présent.
Adamsberg hocha la tête.
— Nous sommes fatigués, non ? dit-il en se rasseyant, écrasant sa cigarette.
— Oui.
— Vos associés, les cofondateurs — comment les nomme-t-on, déjà ?
— Leblond et Lebrun.
— Leblond et Lebrun savent-ils tout cela ?
— Surtout pas. Puis-je vous prier, si tant est qu'on puisse prier les forces policières, qu'ils demeurent dans cette ignorance ?
XXII
Zerk n'était pas encore un bon cuisinier mais il progressait. Son gigot était à point, et les haricots en conserve acceptables. Danglard servit du vin largement et Adamsberg se donna le temps du dîner avant d'aborder de nouveau l'affaire. Ses adjoints l'avaient compris et faisaient allègrement basculer la conversation d'un sujet à l'autre, ce qui ravissait Zerk, qui n'était guère plus doué que son père pour les joutes verbales. Ce qui reposait également Adamsberg du conglomérat d'algues qui, pour l'heure, ne perdait rien de sa densité ni de sa noirceur.
Ils se regroupèrent avec leurs cafés autour de la cheminée fumante, Danglard occupant sa place coutumière, à gauche. Adamsberg à droite, pieds sur un chenet, Veyrenc au centre.
— Votre impression ? demanda Adamsberg.
— Il semblait sincère, dit Danglard.
— Autant qu'au cours de notre déjeuner quai de la Tournelle, dit Veyrenc, sceptique, tandis qu'il nous cachait qu'il tenait le rôle de Robespierre. Ce qu'il n'était d'ailleurs pas obligé de nous révéler.
— Il y a peut-être un troisième bouchon au fond de la bouteille, dit Adamsberg.
— Il existe des bouteilles à neuf bouchons, cela s'est vu, dit Danglard en se versant un nouveau verre.
— Pas pour vous, commandant.
— Les bouchons ne m'effraient pas, en effet. Ils sautent dans mes mains comme des bestioles apprivoisées.
Zerk avait trop bu, il dormait sur la table, le front sur les bras.
— Il prétend tirer les ficelles du personnage, dit Adamsberg, le jouer à la tribune et donc se jouer de lui. Mais quand il était Robespierre ce soir, quand il s'est mis en rage face à moi, quand ces mots lui ont échappé, « traître », « hypocrite infâme », « bâtard et fils du peuple », il ne me semblait pas alors que le petit Château était aux commandes. Comme si, une fois en habit — il en portait un bleu, celui qu'Il avait revêtu le jour de la fête de Dieu…
— De l'Être suprême, corrigea Danglard.
— Comme si, continua Adamsberg, le petit Château devenait alors perméable, poreux, absorbant le personnage sans rien en maîtriser. Robespierre entre en lui comme il veut et, à ces moments, il n'y a plus de François Château. Plus rien. Contrairement à ce qu'il a tenté de me faire croire. Là encore, il m'a menti. Et pourtant il souffrait. Et son sourire faisait mal.
— Ce sourire fait mal, récita Danglard. La passion qui visiblement a bu tout son sang et séché ses os, laisse substituer la vie nerveuse, comme d'un chat noyé jadis et ressuscité par le galvanisme ou peut-être d'un reptile qui se raidit et se dresse, avec un regard indicible, effroyablement gracieux. L'impression toutefois, qu'on ne s'y trompe pas, n'est point de haine ; ce qu'on éprouve, c'est une pitié douloureuse, mêlée de terreur.
— C'est une description de Lui ?
— Oui.
— Où as-tu pêché l'idée de rechercher les prénoms de sa famille ? demanda Veyrenc.
— Pour que Château soit autant pétri de l'homme, j'ai supposé une éventuelle filiation. À ce moment, je ne savais pas que Robespierre n'avait pas eu d'enfant.
— Aucune descendance, réassura Danglard. Les femmes et tout ce qui se rapportait à la sexualité le terrifiaient. C'est sur cette base qu'il a fondé sa notion récurrente de « vice », sans en avoir conscience bien sûr. Il a perdu sa mère à six ans, et cette mère, allant de grossesse en grossesse, n'a guère eu le temps de voir l'enfant Maximilien avant de mourir en couches. Après son décès, le père modèle, le bon avocat d'Arras, a déserté la maison puis définitivement disparu, abandonnant ses quatre enfants. À six ans, Maximilien devenait chef de famille, sans avoir reçu une once d'amour. L'enfant se figea, dit-on, et on ne le vit plus jamais jouer ni rire.
— Est-ce que cela ne correspond pas assez bien à Château ? dit Veyrenc.
— Plutôt bien, même.
— À l'état nu, dit Adamsberg, je veux dire, quand Château quitte l'enveloppe de Robespierre, il paraît plutôt asexué.
— Si Robespierre n'avait pas croisé la Révolution, dit Danglard, il eût peut-être, petit avocat à Arras, ressemblé en effet à notre Château. Talentueux et pétrifié, exalté et bâillonné. Sans jamais pouvoir approcher une femme. Et pourtant, Dieu sait si elles l'aimèrent follement. Mais non, pas de descendance. Pas un des quatre enfants Robespierre n'a porté fruit. Peut-être Maximilien a-t-il dérogé quelques fois, ou même une seule fois, avant de devenir Robespierre. On en doute beaucoup.
Danglard s'interrompit, songeur, puis sourcils froncés, comme un animal hésitant, soudain insatisfait et sur le qui-vive.
— Nom de Dieu, dit-il. Château ! Non, ne dites rien, cela va m'échapper.
Le commandant appuya son verre sur ses lèvres, fermant à moitié les yeux.
— J'y suis, dit-il. C'est cette histoire de rumeur. Et je l'avais tout à fait oubliée. Elle a manqué me filer entre les doigts comme les chats du jardin.
— Allez-y commandant, dit Adamsberg, tirant une cigarette de son paquet personnel.
Il le laisserait à Zerk demain et lui en volerait d'autres. C'était celles de son fils qu'il convoitait. Mais on ne vole pas un homme endormi.
— Il existe une rumeur persistante sur un fils caché de Robespierre, expliqua Danglard, qui serait né en 1790. Il s'appelait Didier Château.
— Château ? dit Adamsberg en se redressant.
— Comme Château.
— Continuez, commandant.
— Il s'appelait même François Didier Château. François, comme François. On n'a qu'une seule « preuve » de cette ascendance, et c'est une lettre. En 1840, quand François Didier Château a alors cinquante ans, le président de la Cour d'appel de Paris, rien de moins, sollicite avec force un emploi pour lui. Lui qui n'est pourtant qu'un simple aubergiste de province. Comment l'humble François Didier Château, « bâtard et fils du peuple », a-t-il pu nouer une telle relation avec le puissant président parisien ? C'est une première énigme. Dans une lettre au préfet, ce président demande que l'on confie à l'aubergiste le relais de poste de…