— Alors sentez-vous à l'aise, dit Adamsberg.
— Il a vu quelque chose ? demanda le plus mince, une fois le jeune homme sorti.
— Estalère ? Il a toujours les yeux comme cela.
— Avec des cheveux noirs, il ferait un bon Billaud-Varenne.
— Un robespierriste ?
— Oui, dit le costaud.
— Estalère est un agneau.
— Mais il est beau, comme l'était Billaud. Quant au caractère, peu importe. Vous avez vu comment François Château parvient à subjuguer la salle. Mais je vous garantis qu'il ne produit pas cet effet à son hôtel ! Quant à votre planton, à la réception, qui lui n'est pas très beau, pardonnez ma franchise, il serait un bon Marat.
— Je doute qu'il puisse déclamer un texte. J'en serais moi-même incapable.
Adamsberg se tut pendant qu'Estalère apportait les cafés.
— Mais François vous a sûrement expliqué que notre assemblée libérait les paroles et les comportements, dit le costaud.
— Jusqu'à faire éclore d'authentiques passions, des identifications ferventes aux personnages qui sont joués, dit le mince.
— Et même si, dans la vie réelle, l'acteur n'a pas la moindre affinité politique avec son personnage, et parfois tout le contraire. On voit des gars de la droite la plus raide se muer en authentiques Exagérés de l'extrême gauche. C'est un des objets de notre étude : l'effet de groupe qui balaie les convictions individuelles. Mais comme nous tournons tous les quatre mois, nous cherchons actuellement un Billaud-Varenne et un Marat.
— Et un Tallien.
— Mais pas un Robespierre, dit Adamsberg.
Le mince sourit, suavement.
— Vous avez compris pourquoi, l'autre soir ?
— Presque trop.
— Il est exceptionnel, irremplaçable.
— Lui arrive-t-il, à lui aussi, d'être victime d'une « identification fervente » ?
Le costaud travaillait sans doute du côté de la psychiatrie. On pouvait comprendre qu'il ne souhaitât pas que ses patients le sachent en dentelles et jabot.
— À ses débuts, cela pouvait se produire, dit le mince en réfléchissant. Mais cela fait douze ans qu'il interprète Maximilien. La routine s'est installée, il fait cela comme un autre jouerait aux dames. Avec concentration, intensité, mais sans plus.
— Une seconde, interrompit Adamsberg. Lequel de vous deux est le trésorier, soi-disant Leblond, et lequel est le secrétaire, soi-disant Lebrun ?
— Leblond, déclara le mince à la barbe claire et soyeuse.
— Et vous êtes donc Lebrun. Je peux fumer ? demanda Adamsberg en fouillant dans sa poche, ayant fait une petite provision au matin dans les réserves de Zerk.
— Vous êtes chez vous, commissaire.
— Quatre morts déjà, tous membres de votre association. Henri Masfauré, le pivot financier, Alice Gauthier, Jean Breuguel et Angelino Gonzalez. Vous connaissez leurs visages ?
— Parfaitement dit Lebrun, à la barbe sombre et drue. Gonzalez était costumé, mais nous avons vu votre dessin. C'est bien lui.
— François Château m'a instamment conseillé de vous consulter. Car plus encore que lui, dit-il, vous surveillez les adhérents.
— Pire, dit Leblond en souriant. Nous les espionnons.
— À ce point ?
— Vous voyez que nous sommes francs avec vous. Cette « histoire vivante », nous a dépassés et a généré des bouleversements psychologiques stupéfiants.
— Voire, enchaîna Lebrun, des dérives pathologiques. Ce à quoi nous assistons certainement en ce moment. Ce qui nous prouve que nous avions raison de surveiller nos membres de près.
— Comment vous y prenez-vous ?
— La grande majorité des présents adopte une attitude classique, reprit Lebrun. Ils se donnent, ils y vont de leur rôle, et parfois trop. Cela couvre une large gamme de comportements, depuis ceux qui s'amusent — comme Gonzalez le faisait tant, ce qui ne l'a pas empêché de camper un formidable Hébert, hein, Leblond ?
— Excellent. Cela m'a fendu le cœur de devoir repasser Hébert à un autre, qui n'est pas mauvais mais ne l'égale pas. Ce n'est pas grave, à la prochaine séance, il sera mort depuis une semaine. Pardon, dit-il en levant les mains, nous parlons boutique.
— Donc, reprit Lebrun, cela va de ceux qui s'amusent à ceux qui se prennent au sérieux, de ceux qui participent à ceux qui s'enflamment.
— Le tout en parcourant tout le spectre des diversités et des nuances graduelles entre ces deux pôles.
« … le spectre des diversités et des nuances graduelles… », nota Adamsberg. Leblond, un physicien ?
— Mais tout cela reste endigué dans les bornes usuelles de la « normalité », de cette « folle normalité », dit Lebrun, surtout depuis que nous faisons tourner les rôles. Ce sur quoi mon collègue et moi avons l'œil, ce sont les autres, une vingtaine de membres. Les « infras », comme on les nomme entre nous.
— Cela ne vous distrait pas que je marche ? demanda Adamsberg en se levant.
— Vous êtes chez vous, répéta Lebrun.
— Qu'appelez-vous les « infras » ?
— Ceux qui se situent au-delà du spectre commun, expliqua Leblond, comme les rayons infrarouges par exemple, que notre œil ne détecte pas. Supposez un spectacle comique où quelqu'un ne rit pas. Ou bien un film déchirant où un spectateur reste de marbre.
— Alors que ceux qui viennent à nos assemblées, dans l'ensemble, « sortent d'eux-mêmes », pour vous l'exprimer simplement.
— Et l'on ne vous parle pas d'un « moment », précisa le Leblond. Mais d'une constante. D'un trait invariable.
« D'un trait invariable. » Un scientifique, en tout cas.
— Les « infras », reprit Lebrun — et Adamsberg nota l'harmonie de leur duo presque interchangeable — demeurent étonnamment neutres. Non pas tristes ou distraits, mais indéchiffrables. Certes pas indifférents — ou bien que feraient-ils parmi nous ? — mais distants.
— Je suis, dit Adamsberg en poursuivant sa marche.
— En réalité, dit Leblond, ils sont là, attentifs, mais leur participation est d'un tout autre ordre que l'ordinaire.
— À vrai dire, ils surveillent, enchaîna Lebrun. Et nous, nous surveillons ceux qui nous surveillent. Ils ne sont pas des nôtres. Que viennent-ils faire chez nous ? Que cherchent-ils ?
— Votre réponse ?
— Difficile, continua Lebrun. Avec le temps, mon collègue et moi avons identifié deux groupes distincts parmi les infras. On nomme l'un les « infiltrés » et l'autre les « guillotinés ». Si nous ne nous sommes pas trompés, ils étaient moins d'une dizaine chez les infiltrés.
— On ne compte pas Henri Masfauré, bien que, lui aussi, les ait épiés. Il parlait parfois à l'un, parfois à l'autre. Victor était là pour lui servir d'oreille enregistreuse. Parmi eux, il y avait Gauthier et Breuguel, assassinés, et un homme qu'on n'a plus revu depuis quelques années. Vous voyez que, hormis Gonzalez, le tueur a choisi d'éliminer ces infiltrés, ces guetteurs, ces fouineurs. C'est donc qu'ils ne sont pas inoffensifs.
— Comment décririez-vous les autres ? Les survivants ?
Adamsberg s'arrêta devant sa table et, toujours debout, s'apprêta à prendre quelques notes.
— On en identifie quatre avec certitude, dit Lebrun. Une femme et trois hommes. Elle, la soixantaine, avec des cheveux mi-longs, raides et teints en blond, un visage bien découpé, des yeux bleus brillants, elle a dû être très belle. Leblond a pu lui parler quelques fois, bien que les infiltrés se laissent peu aborder. Il suppose qu'elle a pu être actrice. Quant à l'ancien cycliste, décris-le, tu le connais mieux que moi.