Выбрать главу

— On l'appelle l'« ancien cycliste », à cause de ses jambes larges qu'il tient toujours un peu écartées. Comme si, pardonnez-moi, la selle du vélo lui faisait encore mal. D'où son surnom. Je dirai quarante ans, les cheveux bruns taillés court, les traits réguliers mais sans expression. À moins qu'il n'efface toute expression pour dissuader les éventuels causeurs. Comme tous les infiltrés, à leur manière.

— Une actrice, un cycliste, nota Adamsberg. Le troisième ?

— Je le soupçonne d'être dentiste, dit Lebrun. Il a une manière de vous observer comme s'il jaugeait votre denture. Il y a aussi une légère odeur de désinfectant qui provient de ses mains. Cinquante-cinq ans peut-être. Des yeux bruns scrutateurs, tristes aussi, des lèvres minces, des dents refaites. Il a quelque chose d'amer, et des pellicules.

— Dentiste scrutateur amer à pellicules, résuma Adamsberg en notant. Le quatrième ?

— Rien de notable, dit Lebrun avec une moue. C'est un type inconsistant, sans signe remarquable, je ne peux pas le saisir.

— Ils restent ensemble ?

— Non, dit Leblond. Mais ils se connaissent assurément. C'est un étrange ballet entre eux. Ils se croisent, se disent un mot rapide, font voile vers un autre et ainsi de suite. Contacts éphémères, comme nécessaires et discrets, volontairement je crois. Ils partent toujours avant la clôture de la soirée. Si bien que ni Lebrun ni moi n'avons jamais pu les suivre. Car nous sommes tenus de rester pour veiller sur la sécurité de François.

Adamsberg ajouta à la liste des « infiltrés » les noms des morts : Gauthier, Masfauré, Breuguel, et plus bas, hors cadre : Gonzalez. Il traça une barre de séparation et intitula sa seconde colonne : les « guillotinés ».

— Un autre café ? proposa-t-il. Ou du thé, du chocolat ? Une bière ?

L'intérêt des deux hommes s'éveilla, Adamsberg monta d'un cran.

— Ou du vin blanc si vous le désirez. On dispose d'un excellent cru ici.

— Bière, choisirent les deux hommes d'une même voix.

— C'est à l'étage, je vous accompagne. Faites attention, il y a une marche irrégulière qui nous a déjà valu pas mal de soucis.

Adamsberg était tant habitué à l'agencement de la petite pièce où était installé le distributeur à boissons qu'il y pénétra sans prévenir ses hôtes. Le chat, accompagné par Voisenet, avalait sa gamelle de croquettes mais, surtout, le lieutenant Mercadet dormait profondément, allongé sur une série de coussins bleus spécialement disposés pour lui.

— Nous avons un agent hypersomniaque, expliqua Adamsberg, il fonctionne par cycles de sommeil de trois heures.

Adamsberg sortit trois bouteilles de bière du réfrigérateur — dont une pour lui-même, il fallait participer pour sceller la bonne entente — et les décapsula sur un bar étroit, bordé de quatre tabourets.

— Nous n'avons que des gobelets en plastique, s'excusa Adamsberg.

— Nous nous doutons que vous ne tenez pas un bar de luxe. Et que cette bière est interdite.

— Évidemment, dit Adamsberg en s'appuyant d'un coude sur le comptoir. Ceci, dit-il en leur montrant le dessin du signe, vous connaissez ? Vous l'avez déjà vu ?

— Jamais, dit Leblond, suivi d'un mouvement de dénégation de Lebrun.

— Mais comment l'interpréteriez-vous ? Sachant qu'il est dessiné, d'une manière ou d'une autre, sur les lieux des quatre meurtres ?

— Je ne vois pas, dit Lebrun.

— Mais dans votre contexte ? Celui de la Révolution ? les aida Adamsberg.

— Une seconde, dit Lebrun en attrapant le dessin. Deux guillotines ? L'anglaise, ancienne, et la nouvelle, française, emmêlées dans un même cryptogramme ? Un signal ?

— De quoi ?

— D'exécution ?

— Mais pour quelle faute ?

— Dans « notre contexte », dit un peu tristement Leblond, la trahison.

— Le tueur aurait donc repéré les infiltrés ? Les espions ?

— Sans doute, dit Lebrun. Mais ce signe viendrait plutôt d'un royaliste. On dit que Louis XVI en personne transforma l'ancien prototype de la guillotine, en barrant la lame ronde d'un trait. Cela dit, rien ne le prouve.

— Un très bon ingénieur, dit Leblond laconiquement en avalant une gorgée de bière.

— Reste le second groupe, dit Adamsberg en repoussant le dessin, celui des « guillotinés », comme vous les nommez.

— Ou des « descendants ».

— Quels descendants ?

Voisenet croisa le regard d'Adamsberg qui lui fit signe de ne pas intervenir. Le lieutenant souleva le chat repu et sortit de la petite pièce.

— Il porte le chat ? demanda Lebrun.

— Le chat n'aime pas les escaliers. Il ne s'alimente pas non plus si quelqu'un n'attend pas à ses côtés.

— Et pourquoi n'installez-vous pas sa gamelle en bas ? demanda Leblond, le logicien.

— Parce qu'il ne veut manger qu'ici. Et dormir en bas.

— C'est particulier.

— Oui.

— Vous ne craignez pas qu'on réveille votre lieutenant ?

— Aucun risque, c'est même cela le problème. En revanche, il est deux fois plus réveillé que la normale quand le cycle alterne.

— Complexe, la gestion d'un commissariat, observa Lebrun.

— Certains estiment qu'il règne ici quelque flottement, dit Adamsberg en buvant une gorgée au goulot.

Cette bière, il n'en avait nulle envie.

— Et vous réussissez ?

— Pas trop mal. Grâce au flottement, je suppose.

— Intéressant, dit Lebrun, comme pour lui-même.

Lebrun, secrétaire de l'association, et psychiatre.

Les trois hommes redescendirent, bouteilles en main, et malgré l'avertissement, Leblond manqua de perdre l'équilibre sur la marche inégale. De retour dans le bureau du commissaire, l'atmosphère, jusqu'ici simplement courtoise, s'était détendue. Ce fut Leblond qui rouvrit de lui-même leur séance de travail.

— Les « guillotinés », dit-il. Eux sont des solitaires, ils ne se connaissent pas, ils ne se parlent pas. Ce sont des membres fixes, assidus même, mais aucun d'eux ne tient un rôle de député. Ils s'installent dans l'ombre des tribunes hautes, ils se fondent. Muets, vigilants, graves, sans émotion apparente. C'est à ces expressions inhabituelles que Lebrun et moi-même les avons repérés, un à un. Trois d'entre eux demeurent toujours jusqu'au bout, buvant silencieusement un verre au buffet quand la séance a pris fin.

— Descendants de qui ?

— De guillotinés.

— Comment l'avez-vous su ?

— Ces trois-là, dit Lebrun, nous avons pu les suivre. Une fois François en sécurité chez lui, nous revenons assister à la fin du buffet. Et nous les filons.

— Vous voulez dire que vous savez leurs noms ?

— Mieux que cela. Leurs noms, adresses et professions.

— Et vous connaissez donc leurs ancêtres ?

— Précisément, dit Lebrun avec un large et cordial sourire.

— Mais ces noms, vous ne pouvez pas me les donner ?

— Nous sommes strictement tenus à la règle : ne pas dévoiler l'identité de nos membres. D'eux comme des autres. Mais il n'est pas interdit, lors d'une séance, que je vous les désigne. Libre à vous ensuite de les suivre si la piste vous paraît convaincante.

— Notez bien, dit Leblond, que nous n'accusons en rien ces personnes. Ni les « infiltrés », ni les « guillotinés ». Il se trouve que les raisons qui amènent les infiltrés à nos assemblées ne nous sont pas claires, on vous l'a dit.

— Celles des « descendants de guillotinés » le sont plus, enchaîna Lebrun, et tiennent sûrement à une haine tenace intense, répercutée à travers les générations, peut-être morbide. Un sentiment d'injustice cruelle. Voir et haïr Robespierre en direct les soulage peut-être. À moins qu'ils apprécient d'assister au déroulement implacable de l'Histoire qui va mener l'Incorruptible à sa chute. Jusqu'à cette séance si forte qui marque le terme du cycle de la Convention, où est relatée la tant douloureuse mort de Robespierre. Cela provoque huées et applaudissements, une catharsis finale, en textes et témoignages, puisque nous ne jouons pas, au grand jamais, les scènes d'exécution. Nous ne sommes ni des pervers, ni des sadiques. Tout cela pour dire que nous vous engageons peut-être sans le vouloir sur de fausses pistes. Ces « descendants » et ces « infiltrés » n'ont peut-être pas le moindre projet meurtrier. Et pourquoi tueraient-ils de simples membres, et non pas Robespierre lui-même ?