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— Cœur de la question, cœur de la pelote, murmura Adamsberg. Néanmoins, les noms de ces ancêtres, vous pouvez me les donner ?

— Oui, dans la mesure où ils diffèrent des noms de leurs descendants.

— Je vous écoute.

— Nous préférerions les inscrire sur votre carnet, dit Leblond, souriant. Ainsi, il ne sera pas dit que nous aurons prononcé un nom lié à l'association, quel qu'il soit.

— Hypocrisie, dit Adamsberg en lui rendant son sourire.

— « Hypocrisie infâme », même, dit Lebrun, qui nota rapidement trois noms sur le bloc que lui tendait le commissaire.

Il était resté deux heures trente avec eux et Adamsberg enfila sa veste, un peu engourdi, après leur départ. Il ouvrit son carnet, relut les trois noms : Sanson, Danton, Desmoulins. Sur les trois, il n'en connaissait qu'un, celui de Danton. Et encore, seulement à cause de la statue campée au carrefour de l'Odéon, et de la phrase qui y était gravée : « Il nous faut de l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace. » Quant à savoir ce que Danton avait bien pu être et faire, et comment il avait fini sous la guillotine, il l'ignorait.

Les pistes nombreuses que lui avait fournies le duo, en parfaite cohérence, sans que l'un ne domine jamais l'autre, Lebrun et Leblond, le psychiatre et le logicien, venaient s'ajouter comme une note harmonique au désordre de la pelote d'algues. Pelote grossie qui le suivit obstinément jusqu'à la Seine. Il longea les devantures des bouquinistes, étonné de se trouver soudain plus d'attirance pour des livres anciens. Depuis deux jours, il vivait au XVIIIe siècle, auquel il prenait goût peu à peu. Non, il ne prenait pas goût, il s'habituait, voilà tout. Il imaginait parfaitement ce François Didier Château, cet humble fils présumé, cet étrange privilégié gérant le passage des diligences publiques dans le Loiret. Avec ses relais de chevaux, ses haltes, ses auberges. Il descendit jusqu'au fleuve, y trouva un banc de pierre émoussé et s'y endormit, comme l'avait peut-être fait un gars, ici là, un gars d'il y a plus de deux siècles. Et cela lui parut adéquat et confortable.

XXIV

Adamsberg s'éveilla au couchant, le soleil colorant Notre-Dame et l'eau sale.

— Danglard, vous bouffez où ? appela-t-il.

— Là, je ne bouffe pas, je bois.

— Oui mais vous bouffez où ? À la Brasserie Meyer par exemple ? Entre chez vous et la Seine ? J'ai trois noms, dont deux que je ne connais pas.

— Des noms de qui ?

— De guillotinés. Dont des descendants fréquentent sombrement l'association du haut des tribunes.

— Dans vingt minutes, dit Danglard. Où étiez-vous ? On vous cherchait.

— Je travaillais à l'extérieur.

— On a essayé plusieurs fois de vous joindre.

— Je dormais, Danglard. Sur un banc de pierre du XVIIIe siècle. Vous voyez que je ne lâche pas le sujet.

La Brasserie Meyer n'avait pas changé de décor depuis soixante ans. L'odeur de choucroute était envahissante et promettait à Danglard un blanc de qualité. Adamsberg attendit que son adjoint ait avalé une saucisse et bu deux verres avant de lui conter l'exposé du parfait tandem Lebrun à la barbe drue et Leblond aux poils soyeux, de lui détailler l'affaire des « infiltrés » et des « guillotinés », et de déposer son carnet devant lui, avec les trois noms des « descendants ».

— Vous n'en connaissez qu'un ? demanda Danglard.

— Je repère Danton. Son nom, sa statue, sa phrase, c'est tout. Les autres me sont deux complets inconnus.

— J'aime cette naïve honnêteté.

— Allez-y, Danglard, ordonna Adamsberg en hésitant devant son plat.

Il n'avait plus qu'à écouter — tenter éventuellement d'écourter, il s'y préparait.

— Danton était ami de Robespierre dès l'origine, un véritable patriote à la voix de géant, dévorant le monde et la vie, homme de cœur, homme de croyance, mais en même temps homme de sang, de femmes, de désirs et plaisirs, qu'il lui fallait bien payer, confondant son argent et celui de l'État, tractant avec la Cour. Tant qu'à profiter, profitons. Loyal et corrompu. Il a écrit des lettres d'amour confondantes à Robespierre. L'Incorruptible l'a envoyé à l'échafaud en avril 1794. Robespierre ne savait pas ressentir l'amitié, pas plus ses bienfaits que ses vices. Il n'acceptait sur sa fin que l'adulation, telle celle de son frère ou du jeune Saint-Just. L'excès de vie du grand Danton a dû finir par l'écœurer à un point indicible. Le puissant homme dominait l'assemblée sans forcer sa voix, tandis que l'étroit Robespierre devait s'époumoner. En quatre ans, les indulgences débutantes de Robespierre avaient beaucoup changé. L'exécution du patriote Danton et de ses amis, après une mascarade de procès, fut le premier choc traumatique ressenti par le peuple et une large partie de l'Assemblée. La charrette qui conduisait Danton vers la guillotine emprunta la rue Saint-Honoré où logeait Robespierre. Passant devant sa maison, Danton a crié : « Tu me suis, Robespierre ! » Et l'on connaît sa phrase dite au bourreau, avant de s'allonger sur la planche de la guillotine.

— Non, dit patiemment Adamsberg. On ne la connaît pas.

— « Montre ma tête au peuple ! Elle en vaut la peine ! »

Adamsberg, pourtant peu sensible, ou plutôt évitant les écueils blessants de la sensibilité, tel un oiseau prudent frôlant les murs, choisit de manger cette saucisse alsacienne avec ses doigts plutôt que de la trancher, de la tronçonner, bout par bout, tête par tête, avec son couteau aiguisé. Elle était d'ailleurs bien meilleure ainsi. Danglard eut un regard désapprobateur.

— Vous mangez avec les doigts maintenant ? Je veux dire : en pleine brasserie Meyer ?

— Certes, dit Adamsberg. De l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace.

— Ceci pour Danton. Ce fut une terrible exécution. Même si Danton n'était pas, loin s'en faut, un « vertueux ».

— Et Dumoulins ?

— Desmoulins. Pire encore, si tant est qu'on puisse graduer tout cela. Il était le camarade de lycée de Robespierre. Fervent républicain, Camille Desmoulins l'adulait. Il l'invitait chez lui, il le considérait comme son ami et celui de sa jeune et jolie femme. Robespierre jouait avec le bébé, ou tout au moins le tenait sur ses genoux. Mais l'ami Camille laissa entendre sa lassitude de la Terreur et la crainte de ses répercussions. Il fut guillotiné le 5 avril, en même temps que Danton. Et la mort de sa jeune femme fut décidée par Robespierre dès le lendemain. Laissant orphelin le petit garçon qu'il avait tenu dans ses bras. Chacun comprit ce jour que, quelque longs et étroits qu'aient été les liens avec Robespierre, la pitié n'existait pas. Car Robespierre n'avait aucun lien, et surtout pas étroit. Cette décapitation fut abominable, en même temps qu'elle fut une révélation.

Adamsberg en avait terminé avec ses saucisses alsaciennes. Lui restait la choucroute, qui lui évoquait, en moins grave, en plus délié, l'énorme pelote d'algues. Un dîner finalement très particulier.