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— Et l'autre ? demanda-t-il. Ce Sanson ? Il fut aussi guillotiné le même jour ? Avec les amis de Danton ?

Danglard sourit et s'essuya les lèvres avec lenteur, appréciant par avance un petit effet de surprise.

— Ce même jour, ce Sanson les guillotina.

— Pardon ?

— Comme il guillotina Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et tous les autres à la suite durant la Terreur. Sans faillir, Sanson et son fils firent tomber le couperet de la terrible machine des milliers de fois en trois années.

— Qui était-ce, Danglard ?

— Mais le fameux bourreau de Paris, commissaire. L'« exécuteur des hautes œuvres », tel était son titre. Charles-Henri Sanson a eu une sale vie, on peut le dire. Je précise « Charles-Henri » pour qu'on ne le confonde pas avec les autres Sanson.

— Je ne risque pas, Danglard.

— Parce que les Sanson, continua Danglard en ignorant l'interruption, furent bourreaux de père en fils depuis Louis XIV jusqu'au XIXe siècle, jusqu'à ce qu'un Sanson joueur, endetté et homosexuel, interrompît la filiation. Six générations de bourreaux. Mais Charles-Henri eut une sale vie car il dut officier sous la Terreur. Plus de deux mille neuf cents têtes à couper. Tous les bourreaux d'alors se plaignaient de cette masse de « travail » insupportable, non par morale, mais parce qu'ils étaient propriétaires de leur machine et devaient veiller à tout : nettoyage et aiguisage de la lame, évacuation des corps et des têtes, lavage de l'échafaud, entretien des chevaux et des charrettes, remplacement de la paille pour absorber le sang, etc. En 1793, certainement épuisé, Charles-Henri Sanson passe la main à son fils Henri. Drame collatéral de l'hécatombe, son autre fils se tua en tombant de l'échafaud alors qu'il voulait montrer une tête au peuple.

— Et pourquoi un descendant Sanson en voudrait-il à l'association Robespierre ?

— Les bourreaux, vous vous en doutez, n'avaient jamais eu bonne presse, bien même avant la Terreur. On ne leur serrait pas la main, on ne les touchait pas, on les payait en déposant l'argent au sol, sans effleurer leurs mains. Ils ne pouvaient se marier qu'entre enfants de familles de bourreaux. Personne n'en voulait. Mais de toutes ces familles de réprouvés, de toutes les provinces de France, un seul nom est demeuré dans les mémoires : Sanson. Parce qu'il coupa la tête du roi. Et de la reine. Et de tous ceux que livra la Terreur. Robespierre a rendu ce nom affreusement célèbre, il l'a transformé en symbole d'abjecte cruauté.

— Et l'un des descendants ne le supporterait pas ?

— Le poids n'est pas simple à porter.

Danglard laissa passer un silence, pendant qu'Adamsberg se débrouillait sans grand appétit avec sa pelote de choucroute.

— Rien à voir avec Danton et Desmoulins, dit-il.

Et cette pelote, Adamsberg la sentit fondre sur lui, l'accrocher de tous ses piquants secs, repue de ses multiples pièges, de tunnels en impasses, telle qu'il n'en avait jamais connu d'autres. Il laissa tomber sa fourchette, vaincu.

— On rentre, dit-il. Depuis le début, au Creux, on a déjà envisagé quatorze suspects. Quatorze ! En neuf jours. C'est trop, Danglard. On va de tous côtés, on dérape comme des billes sur du verglas. On a perdu le chemin. Ou plutôt, on ne l'a jamais trouvé.

— N'oubliez pas qu'on a d'abord dérapé sur les glaces de l'Islande. Ça nous a bouffé du temps. Tout cela pour être projetés brutalement dans la Révolution, avec l'improbable descendant de l'Incorruptible et ses vengeurs face à nous. Il y a de quoi se sentir déstabilisés.

C'était un fait rarissime que Danglard le pessimiste encourage Adamsberg, au tempérament si détaché qu'il pouvait toucher à l'indifférence — un des principaux griefs du lieutenant Retancourt, que ce flegme rêveur tendait à exaspérer. Mais ce soir, sans aller jusqu'à parler d'anxiété, le commandant percevait une forme insolite de désarroi chez le commissaire. Il s'en inquiétait, mais d'abord pour lui-même. Car aux yeux de Danglard, aux prises perpétuelles avec les assauts des angoisses et des tourments, qui pouvaient prendre les formes les plus menaçantes et diversifiées, Adamsberg représentait une boussole sûre qu'il ne quittait jamais de l'œil, aux vertus apaisantes et cliniquement bienfaitrices. Mais le commissaire avait raison. Depuis le début de cette enquête, ils étaient comme égarés au cœur d'une forêt noire, explorant des voies sans issue, organisant d'inutiles battues, interrogeant sans relâche et sans profit.

— Non, dit Adamsberg, ce n'est pas la faute des faits. C'est la nôtre. On a manqué quelque chose. D'ailleurs, cela me gratte à m'en faire mal.

— Gratter ? Au sens lucianien du terme ?

— Comment cela, « lucianien » ?

— Au sens de la doctrine du vieux Lucio ?

— C'est cela, Danglard. Il y a quelque chose qui ne va pas dans le duo trésorier-secrétaire, Leblond-Lebrun.

— Je croyais que cela s'était très bien passé.

— Très bien. C'était parfait.

— C'est embêtant ?

— Oui. C'est trop lisse, trop consensuel.

— Préparé, vous voulez dire ? C'est normal qu'ils se soient préparés.

Adamsberg hésita.

— Peut-être. Et de concert, en une alternance irréprochable, ils nous servent sept suspects. Quatre infiltrés et trois descendants.

— Vous n'y croyez pas ?

— Si. Ce sont des pistes sérieuses, et il nous faudra interroger les « guillotinés ». Surtout vous, Danglard. Je me vois mal me débrouiller avec un descendant de Danton, du bourreau ou de Dumoulins.

— Desmoulins.

— Au fond, Danglard, pourquoi entassez-vous ces milliards de choses dans votre tête ?

— Mais pour la boucher, commissaire.

— Oui, bien sûr.

La boucher afin qu'il demeure à peine de place pour penser à soi-même. La manœuvre était bonne mais ses résultats très imparfaits.

— Ils vous ennuient, ces sept nouveaux suspects ? demanda le commandant. Vous pensez que Leblond-Lebrun nous les ont balancés dans les jambes ?

— Pourquoi pas ?

— Pour en protéger absolument un autre ? Leur ami François Château, par exemple ?

— Cela vous semble incongru ?

— Du tout. Néanmoins, le descendant de Sanson m'intrigue. Que ceux de Danton et de Desmoulins soient présents a quelque chose de presque compréhensible. Après tout, sans être meurtriers, ils ont quelque raison de souhaiter connaître l'époque où leur aïeul entra dramatiquement dans l'Histoire. Mais le descendant du bourreau, qu'est-ce qu'il fout là ? Jamais Sanson n'a joué dans l'arène politique. Il exécutait, et voilà tout. À votre idée, Leblond-Lebrun sauraient que François Château tue ?

— Ou bien ils auraient des doutes. Ou des craintes. Ils pourraient avoir peur de lui, et le protéger plutôt que d'y passer à leur tour.

— Et Froissy, où en est-elle ? Sur notre aubergiste François Didier ?

— Elle descend dans le temps. Il y a eu un léger point d'interrogation en 1848. À cause de la Révolution, ça a foutu un peu le bazar dans la tenue des archives. À présent, elle s'approche de 1912, elle va arriver à la Grande Guerre. À cette date, la famille Château était toujours enracinée dans le même terroir. Mais la mairie a bouclé ses portes à 18 heures, Froissy reprend demain.

— Elle y arrivera.

— Bien sûr.

— Après la guerre, il y a risque de diaspora familiale. Si Froissy perd la lignée à Château-Renard, elle pourra aller voir du côté des plus grosses cités qui s'industrialisent alors aux environs, Orléans, Montargis, Gien, Pithiviers ou, plus modestes, Courtenay, Châlette-sur-Loing, Amilly.