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Adamsberg ajouta de la sauce tomate froide pour faire passer le tout. Il était plus de deux heures du matin. Le duo Leblond-Lebrun. Comment avait-il dit aussi ? Le tandem. Leurs récits impeccables, leurs récits superposés. Non. Pas superposés, mais croisés. Superposés, c'était pour Amédée et Victor. Ces deux-là avaient raconté l'Islande séparément, chacun avec ses réactions et ses émotions, mais leurs versions avaient été presque identiques. Jusqu'à l'histoire du tueur qui s'était brûlé le cul dans le feu, qui tapait sur son pantalon, jusqu'aux insultes d'Adélaïde Masfauré, jusqu'au gars qui ordonnait qu'on fasse chauffer des pierres. Jusqu'à ce qualificatif d'« immonde ». Est-ce à dire qu'Alice Gauthier avait présenté les choses à Amédée de la même manière que Victor ? Avec des mots semblables ? Prenez dix témoins d'une même scène, personne ne la racontera sous le même angle, personne ne pointera les mêmes détails ou ne prononcera les mêmes mots. Eux si.

Adamsberg posa doucement sa fourchette, comme toujours quand une idée, qui n'en était pas encore une, un embryon d'idée, un têtard, montait mollement à la surface de sa conscience. À ces moments, il le savait, il ne fallait faire aucun bruit car le têtard est prompt à replonger et disparaître à jamais. Mais ce n'était pas pour rien qu'un têtard pointait sa tête informe à la surface des eaux. Et si c'était seulement pour se divertir, eh bien, il le remettrait à l'eau. En attendant et sans faire un geste, Adamsberg attendait que le têtard s'approche un peu plus et commence à muer en grenouille. Amédée-Victor, une convergence de narration, comme le lisse témoignage de Leblond-Lebrun. Comme si, tels le trésorier et le secrétaire en harmonie, ils s'étaient entendus sur une manière de présenter les choses.

Impossible, car quand ils avaient débarqué sans prévenir au Creux, les deux jeunes gens n'avaient pas pu prévoir cet interrogatoire et se concerter avant.

Bien sûr que si. Toujours immobile, ses yeux scrutant les mouvements de ses eaux, Adamsberg observa l'idée têtard qui lui semblait à présent avoir gagné deux pattes arrière. Pas encore assez pour l'attraper d'un geste sec. Bien sûr que si, ils avaient parlé d'Alice Gauthier, dehors. Céleste était informée, elle l'avait dit. Victor les avait entendus. Ni lui ni Danglard n'avaient pu trouver une raison plausible à la dangereuse fuite à cheval d'Amédée, à cru sur Dionysos. Que Victor avait immédiatement suivi en enfourchant Hécate. Et là, dans la forêt, ils avaient eu le temps court d'établir un récit commun. Puis de mimer la scène du retour : Victor qui n'avait pu rattraper Amédée, l'appel de Pelletier pour faire revenir l'étalon fougueux et un Amédée piteux. Bien sûr que ces deux-là s'entendaient comme les deux doigts de la main, bien au-delà des relations usuelles entre un fils de patron richissime et un secrétaire. Bien sûr que ces deux-là connaissaient quelque clairière où faire jonction dans les bois. Bien sûr qu'il existait entre eux une complicité insolite et profonde. Et leurs comptes rendus parallèles sur l'Islande avaient découlé de cette connivence. Et si les deux hommes avaient ressenti la nécessité de se concerter, c'est qu'une part du récit était fausse, et devait être cachée.

Le couple Amédée-Victor était en parfaite intelligence. Et ils avaient tous les deux menti.

À présent, Adamsberg pouvait reprendre sa fourchette et achever son plat froid. L'idée était sortie des ondes, il la voyait bien à présent, avec ses deux pattes avant, campée sur la table à ses côtés, émergée de la sphère aquatique pour arriver sur sa terre. Voile sur les événements islandais comme sur l'enfance d'Amédée. Où donc était ce gosse avant ses cinq ans ? Cette histoire d'institution ? De handicap qui ne portait même pas de nom ? Et dont Amédée ne paraissait pas avoir la moindre séquelle ?

Où avait été ce gosse, nom de Dieu ? Ce gosse sans souvenir ? Et d'où sortait l'orphelin Victor ?

Il ne croyait plus à cette coïncidence de nom de famille. Un nouveau-né laissé à la DDASS ne porte pas de nom de famille. Victor s'était fait appeler Masfauré, nom rare en effet, pour avoir un excellent prétexte d'aborder la famille. Non seulement de l'aborder mais de s'y introduire, comme un coucou pénétrant dans le nid d'un autre oiseau. Animé de quelles intentions ? Et pour approcher qui ? Le grand savant, le sauveur de l'air ? Ou bien le milliardaire ? Ou encore Amédée ?

Qu'avait dit Danglard au juste, à propos des prénoms des jeunes gens ? Une allusion savante. Oui, des prénoms en usage chez des ducs d'on ne sait où. Adamsberg balaya l'anecdote, sans rapport avec l'idée qui l'avait gratté. Deux piqûres en réalité : la convergence excessive des témoignages du fils et du secrétaire de Masfauré, et l'enfance d'Amédée reléguée dans l'inconnu. Masfauré, le grand argentier de l'association Robespierre.

Zerk trouva son père au matin, profondément endormi sur sa chaise, les jambes allongées, calées sur le chenet de la cheminée, une assiette de thon froid sur la table. Signe qu'il avait dû descendre pour chercher cette idée et que, la trouvant, il s'était endormi brusquement sur son succès.

Il mit en route le café sans bruit, posa les bols sur la table sans les heurter, s'éloigna dans l'escalier pour couper le pain, afin de prolonger le sommeil de son père. Tout compte fait, il aimait bien ce gars. Il s'apercevait surtout qu'il n'était pas encore capable de quitter cette maison. Adamsberg, éveillé par l'odeur du café, se frottait le visage quand Zerk revint avec le pain tranché.

— Cela va mieux ? demanda Zerk.

— Oui. Mais rien à voir avec l'enquête.

— Ce n'est pas grave, dit Zerk.

Et une fois de plus, Adamsberg comprit que ce fils lui ressemblait dangereusement, en pire peut-être.

XXVI

Douché, rasé mais coiffé avec ses doigts, Adamsberg s'enferma dans son bureau dès son arrivée à la brigade. Après vingt minutes, il eut enfin en ligne les services centraux de la DDASS.

— Commissaire Adamsberg, brigade criminelle de Paris.

— Très bien, monsieur, répondit une voix consciencieuse. J'appelle votre standard pour vérification. Vous comprenez que nous sommes obligés de contrôler. Entendu, dit-elle après quelques minutes. Votre demande, commissaire ?

— Des informations sur un certain Victor Masfauré, abandonné à la naissance et placé en famille d'accueil il y a trente-sept ans. Caractère d'urgence.

— Patientez, commissaire.

Adamsberg entendit le cliquetis du clavier qui se prolongeait.

— Désolée, dit la femme après six minutes d'attente. Je n'ai aucun nourrisson en accueil à ce nom. En revanche, j'ai un couple Masfauré, venu adopter un enfant placé. Mais c'était il y a vingt-deux ans, et non pas trente-sept, et le garçon ne s'appelle pas Victor.

— Mais Amédée ? dit Adamsberg en saisissant un stylo.

— C'est cela. Il avait cinq ans quand ces gens se sont proposés à l'adoption. Toutes formalités effectuées.

— Il était placé, vous dites ? Pour des motifs d'irresponsabilité parentale ? De violence sur l'enfant ?

— Pas du tout. Il avait été abandonné sous X à la naissance. La mère avait juste choisi le prénom.

— Le nom de la famille d'accueil et le lieu, je vous prie ?

— Couple Grenier, Antoine et Bernadette. Ferme du Thost, T H O S T, Route du Vieux-Marché, à Santeuil, 28790, Eure-et-Loir.

Adamsberg consulta ses montres immobiles, l'enfance d'Amédée était à portée de main, à une heure et demie de voiture. Rien à voir avec l'enquête Robespierre, mais le commissaire s'était déjà levé, clefs en poche. Il n'allait pas continuer à se gratter toute la vie.