— Ça ne vous gêne pas que je prenne un cidre au moins ? dit-elle, en séchant à présent la nappe au torchon. Vous venez de loin ?
— De Paris.
— Vous êtes de la famille ?
— De la police.
— Ah, dit la femme en étendant son torchon devant un gros radiateur.
— C'est qu'Amédée s'est retrouvé mêlé à une sale histoire — il n'y est pour rien, ne vous en faites pas — et il a besoin d'en savoir plus sur son enfance au Thost.
— On dit « Tôt », sans prononcer le « s ». Vous parlez d'une enfance, chef.
— Commissaire, dit Adamsberg en lui montrant sa carte.
— Un commissaire pour ça ?
— C'est que personne ne s'y intéresse, à Amédée. Mais moi si. Alors je suis venu.
Roberta lui versa respectueusement le café, puis se remplit un bon verre de cidre.
— Comment il est maintenant, le petit ?
— Très beau.
— Il n'y avait pas plus joli petit gars dans toute la région. On l'aurait bouffé tout cru. Et gentil avec ça. Vous croyez que ça aurait amadoué la mère Grenier ? Pensez. Elle le trouvait trop délicat. Alors elle le poussait au travail comme un bourrin. À quatre ans. Pour le faire homme, elle disait. Pour le faire esclave, oui. Il me crevait le cœur, ce gosse, avec sa bouille si triste. Et vous dites qu'il ne se rappelle rien ?
— Juste quelques bribes. Il parle de canards décapités.
— Ah ça, dit la femme en reposant lourdement son verre. Quelle garce, celle-là. Faut pas dire du mal des morts mais il y a pas d'autre mot. Elle s'était mis en tête qu'Amédée aille tuer la volaille, quand y avait besoin. À quatre ans, vous vous rendez compte ? Et l'Amédée, il était trop sensible, il ne voulait pas, rien à faire. Elle lui montrait comment s'y prendre, elle attrapait la poule et crac, elle lui coupait le cou à la hache. Comme ça, devant lui. Des drames et des drames. Parce que chaque fois qu'il refusait de le faire, il était puni toute la journée sans manger. Alors un jour, forcément, le petit, il a perdu la tête. Il avait quoi ? Cinq ans. C'était pas longtemps avant son départ. Il a attrapé la hache et il a fait un carnage, il en a décapité sept ou dix d'un coup, des canards. Le médecin, il m'a dit qu'il se vengeait de ce qu'on lui faisait, quelque chose comme ça. Qu'à ce train-là, il aurait eu vite fait de couper le cou à la mère Grenier. Moi je crois pas ça.
Roberta se mit à secouer la tête avec énergie, menton en avant.
— Que croyez-vous ? demanda Adamsberg.
Café dix fois meilleur qu'à la brigade, il faudrait en parler à Estalère.
— Qu'il voulait juste montrer qu'il savait le faire, répondit Roberta, pour qu'on cesse de le punir et de le traiter de fillette. Il avait pas sa raison ce jour-là, y a pas à chercher plus loin. C'est malheureux, un garçon si gentil. Elle l'a tordu, voilà ce qu'elle a fait.
— Et le mari ?
— Pas meilleur que sa mégère. Sauf qu'il causait pas, lui. Mais il faisait tout comme elle disait, il a jamais défendu le gosse. Un bon à rien d'alcoolique, tenez, dit-elle en remplissant son verre, mais dur à la tâche, faut lui reconnaître ça. M'étonne pas qu'Amédée, il se souvienne des canards. Parce que vous savez ce qu'elle a fait après ?
— Elle l'a battu comme plâtre.
— Bien sûr, mais après ?
— Je ne sais pas.
— Eh bien, tous les canards qu'il avait tués, elle l'a forcé à les plumer et à les vider. Et ensuite, elle les lui a fait bouffer à tous les repas, au petit-déjeuner, au déjeuner, au souper. Le gosse, il vomissait partout. Grâce à Dieu, le grand l'aidait. Il avalait des portions à sa place, il enterrait des morceaux, il lui passait sa nourriture. Sans lui, je sais pas ce qu'il serait devenu.
— Quel grand ?
— Oh celui-là, il avait déjà dix ans quand Amédée est arrivé tout bébé. Aussi défavorisé par Dieu qu'Amédée était gracieux, mais avec un cœur d'or. Il a protégé le petit comme une mère poule. Ils s'aimaient, ces deux-là, on peut le dire.
— Quel grand ? répéta Adamsberg en alerte.
— Celui qu'elle avait pris avant, un abandonné lui aussi. La mère, elle envoyait la pension et puis c'est tout. Mais l'Amédée, faut croire qu'il était pas si abandonné que ça parce qu'un beau jour, ses parents sont venus le chercher. Cette femme, on aurait dit qu'elle se prenait pour une duchesse. Elle était pas venue le voir une fois, mais elle payait bien, disait le père Grenier. Les Masfauré, ils s'appelaient.
— Comment vous le savez ?
— Par le facteur. Tout le monde le savait. Vous auriez dû voir ça quand ils sont venus le prendre. J'étais de lessive. Amédée s'agrippait dans les bras de Victor — c'était le grand —, et lui, il le serrait de toutes ses forces, pas moyen de les décrocher l'un de l'autre. Victor murmurait des mots à l'oreille du petit, il courait partout dans la cour avec le gosse suspendu sur lui comme un petit singe, pas moyen. Finalement, le père Grenier s'en est mêlé, ils ont décollé les deux garçons, et ils ont fourré Amédée qui hurlait dans la belle voiture. En trois quarts d'heure, ça a été réglé.
— Il avait les cheveux blonds, Victor ?
— Ça oui, et bouclés comme ceux d'un ange. C'était ça qu'il avait de joli. Et puis son sourire. Mais on ne le voyait pas souvent.
— Madame Mangematin, vous avez parlé des pensions.
— Vous croyez quand même pas que les Grenier, ils auraient fait ça par bonté d'âme ?
— Bien sûr que non. Ces pensions, savez-vous s'il en arrivait une ou bien deux par mois ?
— Ça, je saurais pas vous le dire. Le facteur a toujours parlé de l'argent Masfauré, et rien d'autre. Je lui demande si ça peut vous arranger. Mais attention, il est plus tout jeune. C'est pas sûr qu'il se souvienne.
La femme s'éloigna dans une pièce voisine pour téléphoner. Le chien féroce était entré dans la salle et venu se coucher directement entre les jambes d'Adamsberg. Le commissaire lui grattait le cou sans y songer, sa pensée tournée vers les deux garçons de la ferme du Thost. Du Tôt.
— On peut dire que vous avez le don avec les bêtes, monsieur le commissaire, dit la femme en revenant. Lui aussi un jour, il m'a bouffé un canard. Mais ça n'a rien à voir.
— Non.
— Au chien, c'est dans sa nature, de tuer.
— Oui, répondit Adamsberg, se demandant si tuer était également entré dans la nature d'Amédée, que la mère Grenier avait « tordu ».
— Une seule enveloppe par mois, dit Roberta en reprenant son verre de cidre, il y mettrait sa main au feu. Sauf qu'avant, ça venait pas d'une Masfauré, mais d'un autre nom. Elle avait dû se marier entre-temps.
— Et comment savait-il que c'était la pension ?
— Ça, il me l'a dit dans le temps en rigolant. Un facteur, ça repère les billets de banque qui crissent dans une enveloppe, comme un chat trouve la souris. Ça arrivait en liquide, sûrement qu'elle voulait pas laisser de traces.
— Ce qui voudrait dire, madame Mangematin, que Victor et Amédée seraient frères, n'est-ce pas ? Si une seule enveloppe arrivait pour eux deux ?
— Ma foi, j'y avais pas pensé, dit la femme en bouchant fermement sa bouteille, mais ça m'étonnerait pas, vu comme ils étaient fourrés ensemble. Mais je peux vous dire que quand la Masfauré est venue récupérer Amédée, elle a pas jeté un regard à Victor, pas plus que s'il avait été une merde, si vous voulez m'excuser. Même dénaturée, une mère fait pas ça, si ? Et si ça avait été sa mère, pourquoi qu'elle aurait pas embarqué les deux garçons d'un coup, ce jour-là ?
Adamsberg fouilla un long moment dans son carnet, où rien n'était classé.