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Danglard fit la moue, hésitant. Mais depuis la veille, au café, l'histoire de la ferme du Thost et ses suites accaparaient à contrecœur une partie de ses pensées.

— On dînera à l'Auberge du Creux, ajouta Adamsberg. Ça compensera.

— On pourrait peut-être commander le menu ? Avoir celui des pommes paillasson ?

— On va tenter cela.

Traversant la salle commune, le commissaire s'arrêta à la table où travaillait Veyrenc.

— Interrogatoire au Creux et dîner à l'auberge, cela te va ?

— J'en suis, dit Veyrenc. Ces deux types me chiffonnent.

— Tu as fait quelque chose à tes mèches ?

— J'ai essayé de les teindre hier soir.

— Ça n'a pas donné grand-chose.

— Non.

— C'est pire.

— Oui.

— Un peu violet.

— J'ai vu.

Depuis son bureau, Retancourt regarda les trois hommes s'éloigner, fermée comme un poing.

Adamsberg jetait un œil à ses montres arrêtées quand Céleste vint leur ouvrir le grand portail de bois.

— 16 heures, lui dit Veyrenc.

Céleste semblait plutôt contente de les revoir et souriait en leur serrant la main, les yeux fixés sur Veyrenc.

— Elle t'aime, chuchota Adamsberg à son camarade d'enfance. Qu'est-ce qu'a dit Château au fait ? Pourquoi tu ne pourrais pas figurer dans l'Assemblée révolutionnaire ? Ah oui, une gueule de statue antique.

— Romaine hélas, dit Veyrenc, pas grecque.

Adamsberg fit un pas de côté pour marcher dans l'herbe le long de l'allée, à la recherche de son plant de gratteron desséché. Céleste était partie en quête d'Amédée et Victor, qui arrivèrent tous deux des haras, sentant le cheval l'un et l'autre, et l'air préoccupé. Si les flics avaient mis la main sur l'assassin d'Henri, ils auraient appelé, non ? Qu'est-ce qu'ils venaient foutre ici, en personne ?

— Désolés de vous déranger sans prévenir, dit Adamsberg.

— Vous n'êtes pas désolés, contra Victor. Les policiers arrivent toujours sans prévenir. Pour l'effet de surprise.

— C'est exact. Où pourrions-nous nous installer ?

— Ce sera long ?

— Peut-être.

Amédée désigna une table en bois ronde, plantée au milieu de la pelouse.

— Le soleil donne encore, dit-il. Si vous n'avez pas froid, on pourrait rester dehors ?

Adamsberg savait que les personnes interrogées se sentaient toujours plus assurées en extérieur que dans une pièce confinée. Son but n'était pas de les écraser, il se dirigea vers la table.

— C'est délicat, commença Adamsberg, une fois tous en place. C'est délicat de vous dire le motif de notre venue.

— Qui est ? demanda Amédée.

— Le fait que vous ayez menti tous les deux. Il n'y a pas de manière nuancée de le dire.

— C'est en rapport avec mon père ?

— Pas du tout.

— Avec quoi, alors ?

— Vos vies.

— Sur lesquelles nous n'avons aucun compte à vous rendre, dit Victor en se levant. Si vous interrogez un braqueur, vous n'êtes pas tenu de savoir avec qui il couche.

— Parfois si. Mais il ne s'agit pas de coucheries. Rasseyez-vous, Victor, vous allez alarmer Céleste inutilement.

Céleste qui arrivait à pas pressés, portant un lourd plateau vacillant couvert de tous les biscuits et boissons possibles. Veyrenc se leva aussitôt pour l'aider, et disposa avec elle les bouteilles et les verres sur la table, pendant que Victor reprenait place, abaissant le bourrelet de son front.

— Amédée, dit Adamsberg en se tournant vers le jeune homme inquiet, vous avez dit ne pas vous souvenir, hormis quelques images, de vos cinq premières années en institution.

— C'est vrai.

— C'est faux. Vous n'étiez pas en institution. Vous étiez placé à la ferme du Thost, dans une famille d'accueil brutale où vos parents sont venus vous chercher quand vous aviez cinq ans.

Amédée emmêla ses doigts comme des pattes d'araignée et fut incapable de prononcer un mot. Victor monta aussitôt en ligne.

— Où avez-vous été chercher cela ?

— À la DDASS, et à la ferme du Thost, plus exactement chez Mme Mangematin. Chez Roberta. Elle venait aider pour les grandes lessives chez le couple Grenier. Elle se souvient d'Amédée, abandonné à sa naissance, et qu'un couple Masfauré est venu reprendre cinq ans plus tard.

Adamsberg parlait doucement, lentement, néanmoins conscient d'affoler le jeune homme.

— Rien ne vous revient, Amédée, quand je cite ces noms ?

— Rien.

— Faut-il alors aller jusqu'aux canards ? Vous avez dit vous souvenir de canards.

— Oui.

La main posée sur la table, Victor venait de replier les deux phalanges de son index vers l'intérieur. Amédée de même. Signe de connivence, consigne de silence.

— Un jour, vous en avez décapité d'un coup sept ou dix. On vous a forcé à les étriper puis à les manger matin, midi et soir. Un garçon de la ferme, plus âgé que vous, vous aidait.

— Je me souviens d'un garçon plus grand. Je l'ai dit.

— Et de ces canards ? De la hache ? Du sang ?

— Il s'en souvient, affirma Danglard aussi doucement qu'Adamsberg.

Amédée déplia son index.

— À quoi bon, dit-il, la sueur commençant d'imprégner son front et sa lèvre. Oui, je suis un enfant placé. Et mes parents m'avaient interdit de le dire. Je n'aime pas m'en souvenir, je n'aime pas en parler. Et après et alors ? Quelle importance pour vous ?

— Et ce garçon qui vous a aidé à manger ces canards, insista Adamsberg, vous vous souvenez de lui ?

— S'il y a une personne au monde dont je veux me souvenir, c'est de lui.

— Il vous protégeait, n'est-ce pas ?

— Je serais mort cent fois sans lui.

Victor avait replié tous les bouts de ses doigts, mais Amédée semblait l'ignorer, ou ne plus être capable de capter le signal, rejeté dans la noire mémoire de la ferme du Thost où ne brillait qu'un seul point, ce « garçon plus grand ».

— Et quand vos parents sont venus, ces parents inconnus, ils vous ont arraché à lui. Vous étiez, m'a-t-on dit, accroché dans ses bras, et lui ne voulait pas vous lâcher.

— J'étais trop petit pour comprendre. Oui ils m'ont arraché, pour mon bien, ils m'ont dit ensuite. Et lui, il me répétait à l'oreille : « Ne t'inquiète pas, où tu seras, je serai. Je ne te quitterai jamais. Où tu seras, je serai. »

Amédée serra ses mains sur ses cuisses. Adamsberg respira profondément, leva la tête, laissa filer son regard vers les hauts feuillages. Le plus dur restait à faire.

— Mais il a disparu, reprit Amédée d'une voix brouillée. C'est normal, comment pouvait-il me retrouver ? Mais cela, je ne l'ai compris que plus tard. Pendant des années, chaque soir, je l'attendais, je scrutais le parc. Mais il n'est pas venu.

— Si, dit Adamsberg. Il est venu.

Amédée recula contre le dos de sa chaise, front dans ses mains, tel un animal injustement frappé.

— Il a tenu parole, continua Adamsberg, alors que Victor dépliait ses doigts et serrait les lèvres. Vous ne l'avez vraiment pas reconnu ? demanda-t-il en se penchant vers Amédée. Lui, dit-il en désignant Victor d'un léger mouvement des doigts. Victor, dit Victor Masfauré.

Amédée tourna la tête vers le secrétaire de son père avec une extrême lenteur, comme un homme gelé qui ne sait plus trop comment se servir de son corps.

— Quand vous l'avez quitté, c'était un gringalet de quinze ans poussé sur tige et disgracieux, et vous avez retrouvé dix ans plus tard un homme fait, barbu, musclé. Mais ses cheveux, Amédée ? Mais son sourire ?