— Disgracieux, je le suis toujours, dit Victor un peu légèrement, brisant à dessein la solennité de l'instant.
— Je vais marcher avec mes collègues. Je vous laisse quelques instants.
De loin, accroupi dans l'herbe, Adamsberg les voyait s'accrocher les mains, se couper la parole, le front d'Amédée buter contre l'épaule de Victor, Victor passer une main rapide dans ses cheveux et, un quart d'heure plus tard, un certain calme revenir. Il leur laissa encore cinq minutes et fit signe à ses adjoints, assis à l'écart sur un banc — en raison du costume anglais de Danglard qui ne pouvait supporter un contact avec la terre humide.
— Surveillez leurs doigts, leur dit Adamsberg en prenant tout son temps pour rejoindre la table. Quand Victor replie l'index, c'est un ordre donné à Amédée de ne rien dire.
— Vous ne l'aviez pas reconnu ? demanda à nouveau Adamsberg.
— Non, dit Amédée, la main encore accrochée au bras de Victor, et le regard tout à fait modifié.
— Mais inconsciemment, si. Vous l'avez reconnu sur l'instant, et adopté, et aimé, ce simple secrétaire de votre père.
— Oui, reconnut Amédée.
— Ce qui nous amène à vous, Victor, et à vos secrets. Quel est au juste votre nom véritable ?
— Vous le savez. Masfauré.
— Mais non. Un enfant abandonné se voit attribuer trois prénoms, dont le dernier sert de nom de famille. Lequel ?
— Laurent. Les Grenier m'ont appelé Victor Laurent.
— Mais vous vous êtes fait appeler Masfauré, pour attirer l'attention d'Henri. Vous êtes entré dans cette maison sous un faux nom et vous vous y êtes incrusté, sans dire à Amédée que vous étiez son compagnon du Thost.
Feignant le sommeil, une main posée sur celle d'Amédée, Victor s'expliqua d'une voix lasse.
— Je ne voulais causer aucun choc. Amédée semblait s'être remis, il vivait bien, mélancoliquement sans doute, mais il vivait, je ne souhaitais pas bouleverser tout cela. Être là, cela me suffisait.
— C'est beau et j'y crois réellement, dit Adamsberg. Mais revenir ainsi sans rien lui dire, l'envelopper de mensonge durant ces douze années, cela a-t-il un sens ?
— Celui que je viens de vous dire.
— Non, trancha Veyrenc.
— Non, dit Adamsberg. Amédée vous aurait accueilli comme le dieu du Thost. Ce n'est pas à lui que vous vouliez dissimuler votre origine.
— Si, insista Victor, le visage durci, le front laid et bas sous ses élégantes boucles blondes.
— Non. Ce n'est pas de lui que vous vous cachiez, mais d'elle.
— Elle qui ? tenta Victor en un orgueilleux mouvement.
— Marie-Adélaïde Pouillard, épouse Masfauré.
— Je ne comprends pas vos mots.
— Vous avez fouillé tous les papiers des Grenier, dès que vous avez été en âge de le faire. Et vous avez su, avant le départ d'Amédée.
— Il n'y avait pas de papiers ! Ou ils avaient été détruits, cria Victor. Oui, j'ai cherché, mais je n'ai rien trouvé !
— Détruits ? Alors qu'ils représentaient une telle possibilité de chantage ? Des gens comme les Grenier ? Bien sûr que non. Vous avez mis la main dessus. Ou sinon, comment auriez-vous connu le nouveau domicile d'Amédée ?
Il se fit un silence compact, et Danglard proposa un verre de porto. Ou quoi que ce soit d'autre. Il bascula sur ses longues jambes molles jusqu'à la maison à la recherche de Céleste. Quelque chose d'un peu fort, pria-t-il. Et pour une fois, ce n'était pas pour lui. Chacun attendit en silence, comme si cette manne allait pouvoir tout résoudre, à tout le moins suspendre.
— D'accord, finit par dire Victor, après deux verres de porto. J'ai cherché dans les papiers des Grenier. Cachés dans un creux de la poutre, derrière la vieille faux rouillée. Mais il n'y avait que deux lettres.
— Votre découverte, c'était avant le départ d'Amédée, nous sommes bien d'accord ?
— Oui, dit Victor en se resservant un verre de porto. J'avais treize ans.
— Il y avait une centaine de lettres, et non pas deux. Et vous avez appris bien autre chose.
Victor replia son index, et cette fois pour lui seul. Amédée avait cessé pour longtemps de comprendre. Il persistait à fixer Victor avec cet air ébahi, interrogateur et quasi bienheureux que pouvait avoir Estalère.
— Juste le nom de sa mère et son adresse, résuma sèchement Victor. À ma majorité, je suis parti de la ferme, j'ai erré de boulot en boulot, mais dès que j'ai eu une moto, j'allais le voir, à travers les bois. Jusqu'à ce que je trouve un moyen d'entrer.
— Avec une nouvelle éducation et un faux nom.
— Quel mal à cela ? Je lui avais promis.
— C'est vrai. Mais vivre ici douze ans sans rien lui dire pour ne pas le « bouleverser », je n'en crois rien. C'est pour bien autre chose que vous vous êtes tu.
— Je ne comprends pas vos mots, récita de nouveau Victor.
Sa voix était autant fatiguée qu'excitée par un début d'ivresse, et c'est ce qu'Adamsberg attendait, en le resservant. Plus on boit, et plus on boit vite, ce que fit Victor en séchant son quatrième verre en deux coups. Amédée ne disait plus mot, sa main toujours serrée sur le bras de Victor. Danglard, pour l'occasion, restait sobre.
— Mais si, reprit Adamsberg. Il n'y avait qu'une seule pension pour les deux enfants. Vous avez trouvé cela.
— Non, ma mère n'a jamais payé.
— C'est faux, Victor. Il y avait les dates et l'écriture sur les enveloppes. Celle d'Adélaïde Pouillard dans les débuts. Puis celle d'Adélaïde Masfauré. C'était le même prénom, et le même graphisme. C'était facile de comprendre.
— Tout a été détruit, gronda Victor.
— Pas les mémoires. Pas celle du facteur.
Abruti par le porto qu'Adamsberg versait largement, Victor le brave desserra les doigts.
— D'accord, dit-il simplement.
— Plus que compagnons d'infortune, dit Adamsberg aussi bas que possible, vous êtes frères.
Adamsberg quitta à nouveau la table et s'enfonça cette fois dans les bois, où Marc, le sanglier, l'arrêta net et lui présenta sa hure. Ses adjoints avaient repris position au loin, sur le banc propre. Adamsberg s'assit sur un tapis de feuilles sèches, Marc couché à ses côtés, laissant l'homme gratter son museau de caneton, à l'abri des émotions qui se déversaient autour de la table. Adamsberg tenait de sa mère une prudence excessive quant à l'expression des sentiments qui, disait-elle, s'usent comme un savon et tournent en débandade si on en parle trop. Il leva la tête — et Marc aussi — en voyant Veyrenc debout devant lui.
— Cela fait vingt-cinq minutes, dit-il. Si l'on attend que les bouleversements des deux frères soient à peu près absorbés, on va rester là deux ans, tu le sais.
— Cela m'irait très bien.
Adamsberg se releva, frotta sommairement son pantalon, gratta encore une fois le groin de Marc et rejoignit la table des révélations et aveux. À présent la partie allait devenir serrée, il choisit d'aller très vite. Il parla sans se rasseoir, foulant l'herbe, les visages suivant ses allers et retours.
— Victor revient il y a douze ans, subrepticement, sous un faux nom, comme une ombre. Pourquoi ? Parce qu'il ne veut en aucun cas qu'on sache qu'Adélaïde Masfauré est sa mère. Comportement tout à fait anormal. Mais très logique sous un seul et unique point de vue : s'il a l'intention de la tuer.
— Quoi ? hurla Victor.
— Tu parleras plus tard, Victor, ordonna Adamsberg. Laisse-moi dire. Et dire le pire. Cette intention, Victor la porte en lui depuis très longtemps, enfant à la ferme du Thost. Pire encore quand il la voit arriver, sa mère, et l'ignorer superbement. Quand il la voit reprendre le petit et le laisser, lui. Chaque jour, chaque soir, il ressasse sa haine, sa détresse, et son plan. Elle paiera. À vingt-cinq ans, le voilà anonymement installé chez les Masfauré. Il guette l'occasion. Qu'on ne sache pas qu'elle est sa mère est une condition vitale. Mais elle, elle le saura, juste avant qu'il ne frappe. En Islande. Il appuie vivement l'idée d'aller au rocher tiède. Dans cet isolement, tout est possible. Un trou dans la glace, ou bien l'attirer à l'écart sur l'îlot, le sol est glissant, une chute, sa tête s'écrase contre une pierre, appeler au secours, trop tard elle est morte. Il se jure qu'elle ne reviendra pas vivante de l'île. Mais la brume les enveloppe, et le dénommé « légionnaire » est poignardé par un type violent. Acceptons pour l'instant que Victor ne l'a pas fait lui-même. Mais il saisit cette opportunité. Dans la nuit, avec le couteau de l'homme, il vise au cœur et tue sa mère endormie. Deuxième meurtre aussitôt attribué au type violent, vengeance accomplie. Mais dix ans plus tard, danger. Amédée reçoit une lettre d'Alice Gauthier et la lui montre. Le lendemain de la visite d'Amédée, Alice Gauthier est saignée dans sa baignoire. Et pourquoi dessiner ce signe ?