— Je ne connais pas ce signe ! dit Victor rageusement.
— Plus tard, dit Adamsberg en lui versant un nouveau verre. Deuxième danger : les flics débarquent pour interroger Amédée sur son entretien avec Alice Gauthier. Qui lui a dit la vérité : Adélaïde Masfauré a été tuée sur l'île. Mais quant aux actes de l'« homme immonde », nous n'avons que les témoignages de Victor et d'Amédée. Pourquoi ce gars aurait-il tué Adélaïde ? Pour le premier crime, on peut imaginer une querelle de mâles en panique. Mais elle ? Dans la foulée du premier meurtre, l'époux aurait pu saisir l'occasion d'éliminer sa femme. Ou bien son dévoué secrétaire, Victor ? Alice Gauthier a pu confier ses doutes à Amédée. Victor risque d'être soupçonné, d'autant que Masfauré vient de mourir à son tour. Les flics vont tourner et ne plus le lâcher. Victor impose donc à Amédée une version des faits. C'est le motif de la fuite à cheval, pour mettre au point un récit commun : Adélaïde Masfauré agressée, le gars qui tombe dans les flammes — un détail qui sonne véridique, mais faux quand on y insiste —, l'humiliation de l'homme, le coup de couteau devant tous. « Sinon, Amédée, lui assène Victor, ton père sera suspecté. Que vont penser les flics ? Qu'après avoir assassiné sa femme et Gauthier, il se donne finalement la mort ? C'est cela qu'on veut ? » Amédée, obéissant toujours aux consignes de Victor — Victor le soleil —, mais aussi convaincu de la culpabilité de son père, lui emboîte le pas. J'en ai fini.
Bras croisés, les joues rougies par l'alcool, Victor se servit un nouveau verre — Adamsberg n'arrivait plus à les compter — et s'essaya à parler calmement, le dos aussi raidi que celui de Robespierre. L'attitude d'un homme ivre et choqué, qui s'efforce de conserver son équilibre.
— Non, commissaire. Cela s'est passé comme Amédée et moi l'avons dit. Sinon, pourquoi le tueur nous aurait menacés ? Pourquoi tous auraient gardé le silence depuis dix ans ? Si j'avais tué ?
— C'est bien le problème. Ce silence.
— Mais, commissaire, votre hypothèse se tient, dit crânement Victor, je le reconnais.
Et il se leva, chancelant, et balaya violemment les verres d'un revers de bras. Il attrapa la bouteille de porto et en avala quelques gorgées au goulot. Puis il hurla, jambes écartées, la bouteille pendant au bout de son bras.
— Et je vais vous dire pourquoi tout cela se tient si bien ! Parce que, oui, je voulais la tuer ! Oui je l'ai toujours voulu ! Oui, quand elle a emporté Amédée, oui je me suis juré de le faire ! Oui encore quand je suis entré ici, pour être auprès de mon frère. Et oui je n'ai rien dit, pour que personne ne sache que j'étais son putain de fils ! Ou le fils de ma putain de mère ! Pour pouvoir la tuer en toute impunité ! Oui, oui, l'Islande fut l'occasion idéale ! Oui j'ai soutenu l'idée de l'excursion sur cette saleté de rocher ! Mais oui, ce mec a tué le légionnaire, croyez-moi ou non ! Et oui, j'ai eu l'idée de la poignarder dans la foulée ! Oui, vous avez tout reconstitué ! Seulement ce n'est pas moi qui l'ai tuée ! Cette ordure m'a volé mon meurtre ! Mon meurtre !
Victor avala une nouvelle gorgée et cette fois perdit l'équilibre et chuta dans l'herbe. Il tenta de se redresser et renonça, demeurant assis dans l'herbe, bras serrés autour de ses genoux, tête rentrée entre ses jambes et bras. Et vinrent les hoquets, les sanglots, les cris d'une détresse que plus rien ne peut endiguer. Adamsberg leva une main, signe de ne pas intervenir.
— Laisse, Amédée, dit Victor entre deux hoquets. Je ne veux pas me relever.
— Une couverture ? Tu veux une couverture ?
— Je veux vomir. Apporte-moi de quoi vomir.
— Tu veux quoi ?
— De la merde de cheval.
— Non, Victor.
— Je t'en prie. De la merde de cheval, je veux de la merde de cheval.
Amédée leva les yeux, désemparé, vers Adamsberg qui le rassura d'un regard.
— Mais quand on a été en sûreté à Grimsey, reprit Victor de sa voix forte et déraillante, laissant couler larmes et morve, j'ai compris que ce tueur avait sauvé — comment on appelle ce truc ? — mon âme. Que je n'aurais jamais voulu le faire. Non, ce n'est pas ça du tout. J'aurais pu, j'allais le faire, ce truc, ce meurtre. C'est autre chose que j'ai compris.
Victor reposa sa tête trop lourde sur ses genoux. Adamsberg lui souleva le menton.
— Ne t'endors pas. Je tiens ta tête. Pose-la sur mon poing. Continue.
— Je veux vomir.
— Tu vas vomir, ne t'en fais pas. Qu'est-ce que tu as compris ?
— Où ?
— Quand tu as été en sûreté à Grimsey.
— Que j'aurais jamais pu le faire. J'ai revu ma mère morte, dans les rocs et la neige, et j'aurais détesté l'avoir frappée. À quelques heures près, si ce salaud l'avait pas fait, le geste atroce, je l'aurais fait. Et je me serais tué.
— C'est cela que tu as compris ?
— Oui. Je voudrais de la merde de cheval. Et si vous voulez m'accuser, allez-y, je m'en fous. Je m'en fous totalement.
— T'accuser de quoi ? Je n'ai pas de preuve.
— Mais vous allez en chercher ?
— C'est prescrit, Victor.
— Mais cherchez-les, bon sang ! Qu'est-ce que vous attendez ? Cherchez-les ! Ou Amédée se demandera toujours si j'ai pas poignardé sa mère !
— Et comment veux-tu qu'on cherche ? Si tu ne veux pas nous parler de ce type ?
— Je le connais pas ! Je sais pas qui c'est, je sais pas où il est !
— Tu mens encore, Victor. Allez retourne-toi maintenant, et vomis. C'est fini.
Là, dans l'herbe ? Au pied de la table ? Danglard eut un hochement de tête. Lui avait toujours fait cela, rarement, mais avec soin.
— Aide-moi, Amédée, dit Adamsberg en attrapant Victor. On le retourne, sur les genoux, la tête en bas. Tu lui appuies sur l'estomac et moi je le frappe dans le dos.
Dix minutes plus tard, et après qu'Amédée eut jeté quelques pelletées de terre au sol, Veyrenc et Danglard attrapèrent Victor et le conduisirent au pavillon, sur son lit. Adamsberg s'adossa au mur, pensif, le bras levé, l'index tendu en une étrange position.
— Qu'est-ce que vous faites ? lui demanda Danglard.
— Quoi ?
— Avec ce doigt ?
— Oh, ça ? C'est une mouche. Elle était tombée dans un fond de porto. Je l'ai ramassée.
— Oui mais qu'est-ce que vous faites ?
— Rien, Danglard. J'attends qu'elle sèche.