— En nous laissant tout le désastre robespierriste sur le dos ?
— Justement, Danglard, c'est le moment le mieux choisi pour partir. Le désastre robespierriste est au point mort, et tous nos pions sont parfaitement placés sur l'échiquier. Mais rien ne bouge. Vous m'entendez ? Pas un pion ne se déplace. Pouvez-vous me rappeler qui a dit « Les animaux bougent » ?
— Aristote, gronda Danglard.
— Qui était un ancien savant, non ?
— Un philosophe grec.
— Vous l'admirez, non ?
— Mais qu'est-ce que vient foutre Aristote là-dedans ?
— Nous aider de sa sagesse. Rien ne reste jamais en place. L'échiquier Robespierre demeure pourtant anormalement immobile. Anormalement, Danglard. Une pièce fera mouvement, tôt ou tard. Et il faudra le percevoir. Mais il est trop tôt. C'est donc le bon moment pour partir. De toute façon, je n'ai pas le choix.
— Pourquoi ?
— Parce que cela me gratte.
— Selon Lucio ?
— Oui.
— Avez-vous oublié, commissaire, dit Danglard, furieux, que sur cet échiquier, nous jouons un coup lundi soir, à la prochaine séance de l'assemblée ? Repérer les descendants du guillotiné Desmoulins et du bourreau Sanson ?
— Mais j'y serai, Danglard, tout comme vous, ainsi que les huit agents en charge du suivi. Ce pourquoi je ne pars que mardi.
— Ce sera l'émeute à la brigade. La mutinerie.
— C'est possible. Je vous charge de la contenir.
— Certainement pas.
— Ce sera votre choix, commandant. Après tout, c'est vous qui serez aux commandes.
Danglard se leva, à bout d'exaspération, et quitta la table.
— Il va nous attendre dans la voiture, dit Veyrenc.
— Oui. Prépare ton bagage ce week-end. Vêtements chauds, flasque d'alcool, fric, boussole, GPS.
— Je ne pense pas qu'il y ait du réseau sur l'île tiède.
— Moi non plus. Peut-être la brume nous enfermera-t-elle là-bas, peut-être crèverons-nous de froid et de faim. Tu sais appâter un phoque ?
— Non.
— Moi non plus. Qui penses-tu bon d'emmener avec nous ?
Veyrenc réfléchit un moment, faisant tourner son verre sur la table.
— Retancourt, dit-il.
— Je te l'ai dit, elle est contre. Et quand Violette est contre, tu ne peux pas la faire plus bouger qu'un pilier de béton. Tant pis, nous irons seuls.
— Elle viendra, dit Veyrenc.
XXXII
Le week-end n'avait pas apaisé l'humeur de Danglard, qui se taisait à l'arrière de la voiture, tandis que, ce lundi soir, ils se rendaient à la séance hebdomadaire de l'Assemblée nationale de la Convention, séances couplées du 11 et 16 germinal, et arrestation de Danton.
Adamsberg avait passé ces deux jours à boucler son sac pour l'Islande. Il disposait de couvertures de survie, de broches à glace, ancres à neige et passe-crevasse, en bon montagnard qu'il était, ayant escaladé les pics des Pyrénées où la température pouvait chuter à − 10 degrés. Il avait consulté la météo en cette fin d'avril, 9 degrés à Reykjavik — décidément imprononçable —, mais − 5 degrés à Akureyri, avec vent, nappes de brume dérivantes et possibles chutes de neige. Il avait recruté un interprète auprès de l'ambassade, un type nommé Almar Engilbjarturson. Très bien, on l'appellerait Almar.
La voiture se traînait dans les embouteillages de la gare Saint-Lazare. L'anxiété eut raison du mutisme de Danglard.
— On va être en retard, on va manquer la séance.
— On y sera, on aura même tout notre temps pour enfiler nos costumes.
La perspective d'endosser son habit violet et d'arborer son jabot de fine dentelle détendit légèrement le commandant.
— Dites, Danglard, vous ne m'avez pas raconté la « tant douloureuse mort de Robespierre ».
S'attendant, bien sûr, à ce que le récit fût plus long qu'espéré. En dépit de ses résolutions de silence, Danglard fut incapable de résister à cette question.
— Il a été arrêté le 9 thermidor, commença-t-il en maugréant, vers 4 heures de l'après-midi. Avec son frère Augustin, avec l'archange Saint-Just et beaucoup d'autres. Après avoir été trimballé de lieu en lieu, après que l'insurrection parisienne eut échoué — je vous résume les choses — …
— Bien sûr, Danglard.
— … Robespierre est à l'Hôtel de Ville. Vers 2 heures du matin, une colonne armée force les portes, son frère Augustin se jette par la fenêtre et se fracasse une jambe. Couthon, le paralytique, est lancé dans l'escalier et quant à Robespierre, deux hypothèses : la plus certaine est qu'il se soit tiré une balle dans la bouche, ne réussissant qu'à emporter toute sa mâchoire. L'autre est qu'un gendarme nommé Merda — cela ne s'invente pas — ait tiré sur lui. Robespierre est allongé, affreusement blessé, sa mâchoire pend au bas de son visage. On le conduit sur un brancard aux Tuileries, où deux chirurgiens s'affairent auprès de lui. L'un d'eux plonge sa main dans la bouche pour en extirper les parties broyées, il en sort deux dents, des éclats d'ossements, il n'y a rien à faire, rien qu'à panser l'homme pour retenir la mandibule. C'est seulement le lendemain, vers 5 heures de l'après-midi, que tous sont conduits à la guillotine. Et quand vint le tour de Robespierre, le bourreau, Henri, le fils de notre Charles Henri Sanson, lui arracha violemment son pansement. Toute la mâchoire inférieure se détacha, un flot de sang jaillit de sa bouche, et Robespierre poussa un terrible cri. Un témoin a écrit : « Ce qu'on apercevait de ses traits était horriblement défiguré. Une pâleur livide achevait de le rendre affreux. » Il ajoute que lorsque le bourreau montra la tête au peuple, « elle n'offrit plus qu'un objet monstrueux et dégoûtant ».
— Le bourreau était-il obligé d'arracher ce pansement ?
— Non, cela ne pouvait pas gêner le passage du couperet.
— A-t-on des portraits des Sanson ?
— Au moins un, du père, Charles Henri. Gros homme, grosse tête, yeux tombants sous des sourcils sévères, très long nez, fort, bouche lippue, pendante.
— On dit qu'il aimait disséquer ses décapités, ajouta Veyrenc. Ce sera charmant de connaître son descendant ce soir.
Lebrun les accueillit au vestiaire, quasiment bras ouverts, perruqué de gris, le cou serré dans un bouillonnement de dentelles émergeant d'un habit rouge sombre. Il était assis, canne en main, sur un siège Louis XVI fixé sur une caisse munie de deux grandes roues de bois. Paralytique.
— Citoyen Couthon, bonsoir, lui dit Danglard, à qui le plaisir de se retrouver projeté en 1794 avait rendu sa sérénité, ou bien lui avait fait oublier le réel en quelques minutes à peine.
— Je ne lui ressemble pas vraiment, hein ? dit Lebrun, s'amusant à son tour. Allons, citoyen Danglard, dis-moi, ai-je l'air assez hardi pour être Couthon, la « seconde âme » de Robespierre ?
— Pas assez, reconnut Danglard. Mais cela fera l'affaire.
— Passez vos habits, déposez vos téléphones, vous connaissez les habitudes à présent. Je vous ai réservé les mêmes costumes que la semaine dernière, afin que le rôle vous enveloppe.
Les trois policiers réapparurent en noir, violet et bleu sombre, Veyrenc frottant ses bas blancs pour les rendre immaculés.
— Te prendrais-tu au jeu, citoyen Veyrenc ? demanda Lebrun-Couthon.
— Pourquoi pas ? dit Veyrenc en redressant sa perruque devant la glace.
— Qui est président ce soir ? demanda Danglard.
— Tallien.
— Pas un marrant, dit Veyrenc.
— Certes non, citoyen. Ce soir, vous entrez dans les rangs de la Montagne, à gauche, au haut des gradins. Mon fauteuil serait trop voyant dans la Plaine centriste et vous seriez repérés. N'oubliez pas que Robespierre lance à cette séance son accusation contre Danton. Même alarmés, même effarés, vous n'osez pas vous y opposer, vous accompagnez lâchement les applaudissements. La peur monte. Oser s'en prendre à Danton, où cela finira-t-il ? Mieux vaut néanmoins continuer de plaire à Robespierre. Telle est votre partition. Entendu ?