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— Parfaitement, dit Danglard, amusé de voir Lebrun imiter les émotions des Montagnards inquiets de l'Assemblée.

Adamsberg commençait à comprendre que Lebrun était au fond un homme distrayant. Tant il est vrai que les peureux forment les contingents des drôles.

Un homme au visage émacié, aux yeux mi-clos sous des paupières anormalement longues, à la manière des grenouilles, aux lèvres sèches, fit une entrée sournoise et silencieuse.

— J'ai manqué ne pas vous reconnaître, dit Adamsberg à Leblond. C'est saisissant.

— Citoyen Fouché, le salua à son tour Danglard. Soir de réjouissance pour toi, non ? Tu observeras sans mot dire dans l'ombre.

— Pas mal fait, n'est-ce pas ? dit Leblond en s'inclinant légèrement. Mais nul ne peut réellement imiter les joues creuses de Fouché ni la fausseté de son regard de reptile.

— Vous êtes néanmoins inquiétant, dit Adamsberg.

— « Tu es inquiétant », corrigea Danglard. On ne se vouvoie pas sous la Révolution. Nous sommes égaux.

— Ah très bien.

— Pas assez inquiétant, dit Leblond-Fouché avec une moue. Rends-toi compte, citoyen commissaire, que Fouché est en réalité l'homme le plus terrible de la Révolution. Cynique absolu, habile comme le diable, fourbe et doucereux, surveillant tout un chacun, louvoyant au gré des événements, il est le serpent dans l'herbe face à l'idéaliste Robespierre emporté par sa folle pureté. Féroce et effroyablement sanguinaire. Il vient — je viens — de rentrer il y a peu de Lyon, où j'ai jugé plus expéditif de massacrer les suspects au canon. Je suis rentré sur ordre de Robespierre, furieux, qui me dit que « rien ne peut justifier les cruautés dont je me suis rendu coupable ». Tel je suis ce soir, citoyens, sur la sellette, conclut Leblond avec un fin sourire satisfait. Je feins de me coucher devant l'Incorruptible pour me faire pardonner mes excès.

Sourire qui mit Adamsberg brusquement mal à l'aise.

— Tu fus guillotiné avec Robespierre, citoyen Fouché ? demanda Adamsberg.

— Moi ? répondit Leblond en accentuant son regard perfide. Moi que nul ne peut atteindre ? J'œuvrai au contraire pour organiser sa chute, visitant à la nuit les députés, leur donnant à croire qu'ils étaient sur la prochaine liste des guillotinés. Ce qui était faux mais très efficace. Je balaierai Robespierre, il sera mort dans quatre mois. Sur ce, citoyens, il me faut aller en scène.

— Il est très bien, apprécia Lebrun en regardant disparaître son ami.

— Presque indisposant, dit Adamsberg.

— Mais Fouché est indisposant, dit Lebrun en scandant ses mots d'un coup de canne. Citoyen lieutenant, sois aimable de pousser mon fauteuil. Il nous faut entrer.

Adamsberg laissa les trois hommes le devancer et passa un rapide appel à la brigade avant d'abandonner son portable.

— Kernorkian ? Ajoute deux gars ce soir, j'aimerais que l'on serre de plus près le trésorier Leblond.

— Impossible commissaire. Lui et Lebrun disparaissent quasi magiquement après avoir raccompagné Robespierre.

— C'est ce que je veux dire. Explorez le réseau des caves, des toits, des cours. Cherchez s'il peut s'éclipser par une autre rue.

Il y avait du monde ce soir, pour assister à la séance des 11 et 16 germinal. La foule des députés se pressait, vêtue de noir ou de jaquettes aux couleurs miroitantes, chacun cherchant sa place dans la salle fraîche et mal éclairée. Lebrun se posta auprès d'Adamsberg et de ses hommes, glissant son fauteuil roulant entre deux bancs, tandis que Leblond-Fouché balayait l'assemblée de son regard à moitié ouvert, depuis son poste éminent dans les hauteurs de la Montagne.

— Là-haut, glissa Lebrun, dans la tribune de droite, l'homme vêtu de noir, avec un foulard rouge, à côté d'une femme qui agite un drapeau.

— Le gros ? dit Adamsberg.

— Oui, avec un chapeau de feutre rabattu sur ses yeux. C'est lui.

— Le descendant de Sanson ?

— Comment savez-vous que je ne vous désigne pas Desmoulins ?

— Parce que cet homme fait tout ce qu'il peut pour évoquer l'image d'un bourreau.

— Il joue un rôle. Tout le monde joue ici. Vous avez vu Leblond tout à l'heure, on l'aurait presque cru dangereux.

— Alors qu'il résout des équations.

— En quelque sorte. Restez discrets, je vous en prie, murmura-t-il. Couthon est reconnaissable entre tous et chacun le surveille pour se calquer sur son attitude.

— Compris.

Adamsberg alluma son micro glissé derrière l'oreille, parfaitement dissimulé sous sa perruque de longs cheveux noirs.

— Sanson présent, murmura-t-il.

— Reçu.

Robespierre descendait à présent les gradins pour monter à la tribune où le président Tallien venait de l'appeler. Comme à la séance précédente, le silence se fit, fait de vénération et d'alarme. Vrai ? Faux ? Adamsberg observait les participants, ne parvenant pas à savoir si leurs mines concentrées, adulatrices ou crispées, appartenaient au jeu ou à leur vérité d'un soir. Et il comprenait tout l'intérêt de l'étude menée par Lebrun-Leblond, sur cette frontière où l'on prend le faux pour le vrai et lâche la proie pour l'ombre. Et quelle grande ombre, que celle de ces journées affolées et sanglantes. Perte de repère absolue, qui affectait de nouveau Danglard et Veyrenc, absorbant bouche bée l'art oratoire de Robespierre, et semblant avoir tout à fait oublié leur mission. Un Robespierre très intense ce soir, en cette séance si difficile où il lui fallait convaincre les députés de mettre à mort le taureau Danton, l'image incarnée de la puissance vitale révolutionnaire. Dans un silence d'ordre quasi mystique, la voix grinçante de Robespierre parvenait ce soir à se faire entendre jusqu'aux bancs les plus éloignés.

Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si, dans sa chute elle écrasera la Convention et le peuple français !

Applaudissements dans les rangs de la Montagne, où certains gardent cependant les poings serrés sur les genoux. La Plaine hésite, bruisse, s'emballe et s'effarouche. Adamsberg se souvient de son rôle, amorce un prudent claquement de mains, imitant ses confrères d'un soir. À ses côtés, Lebrun-Couthon frappe le sol de sa canne pour accompagner et entraîner les approbations. L'ambiance est contractée, affective, intense et trouble, palpable dans des odeurs mêlées de poudre parfumée et de sueur, condensées par le froid. Tous savent quel événement se joue ce soir mais tous le vivent dans l'anxiété, comme s'ils n'en connaissaient pas l'issue d'avance. Adamsberg lui-même, depuis les confins de son ignorance, se demande comment ce Robespierre faible et raide, telle une planche sans vie, ose s'attaquer à Danton, que l'énergie dilate en tous sens opposés ?

En quoi est-il supérieur à ses concitoyens ? Est-ce parce que quelques individus trompés se sont groupés autour de lui…

Adamsberg vit Danglard se tendre en son habit violet, il connaissait les textes célèbres, il accompagnait le crescendo. Au moins n'avait-il plus du tout la tête à l'Islande. Le seul fait de penser à son propre départ, demain, lui parut en cette salle incongru, déplacé, presque trivial. Pourquoi l'Islande, où cela, l'Islande ?