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— Attention, lui murmura Lebrun, entendez bien la prochaine phrase.

Robespierre fit une courte pause, porta les doigts à son jabot.

Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable ; car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique.

— Effroyable, chuchota Adamsberg.

— La plus terrible de toutes, à mon sens.

Robespierre poursuivait, veillant à la scansion de ses interminables phrases, posant son regard vide sur tel ou tel, jaugeant les moindres frémissements de l'Assemblée, ôtant et ajustant ses lunettes d'un geste toujours délicat, mais enflant sa maigre voix, s'exaltant de manière calculée, sans que cette montée en force n'apporte la moindre couleur à ses joues blêmes.

— Notre deuxième cible est en vue, dit Lebrun. Tribune de droite, avant-dernière place. Entre deux hommes vêtus de brun. Cheveux longs et châtain, bouche de femme, veste grise.

Adamsberg alerta Danglard, concentré sur l'orateur, car c'était lui qui devait coordonner l'action sur le descendant Desmoulins. Le commandant mit une dizaine de secondes à réagir et, gêné, alluma son micro.

— Descendant Desmoulins en vue.

— Reçu, commandant.

Ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt de crainte, et si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie.

L'Assemblée se leva tout entière, applaudit de manière fiévreuse et inégale. De nouveau, la canne de Couthon frappait le sol, scandant l'enthousiasme.

— Pause, expliqua Lebrun, je vous ai dit qu'on suspendait avant d'aborder la séance du 16 germinal.

Les centaines de membres se regroupèrent dans la salle du buffet, sans pourtant que nourritures et boissons fassent virer l'atmosphère à celle d'une soirée de réjouissances du XXIe siècle. Non, leurs rôles les pénétraient tous jusqu'à l'os, dans le froid et les bougies. Les éclats des conversations comme les gestes échangés continuaient de s'ajuster à l'époque révolue.

— Étonnant, non ? dit Lebrun en s'approchant d'Adamsberg, son fauteuil poussé par un Fouché cauteleux, se mettant au service du redoutable Couthon pour se faire pardonner ses massacres de Lyon. Même Leblond-Fouché, comme vous le voyez, continue de jouer son rôle de traître à toutes les causes, hormis la sienne. Il finira ministre de Napoléon, de la police évidemment, et il sera fait duc.

— Moindre des choses pour tant de services rendus à la patrie, dit aigrement Leblond.

— Sanson fait mouvement, avertit soudain Adamsberg.

— Desmoulins le suit à huit mètres, dit Danglard.

— Ils se dirigent vers la sortie sud, dit Lebrun. Dépêchez-vous.

Voisenet, Justin, Noël et Mordent se mirent en position. Le récepteur grésilla quatre minutes plus tard.

— En vue, dit Mordent. Ils sortent ensemble, mais chacun part dans une direction opposée.

— Le gros est Sanson, dit Adamsberg. Voisenet et Noël, sur lui. La jolie figure de poupée est Desmoulins. Vous et Justin, sur lui.

— Sanson est à moto. Desmoulins en voiture personnelle.

— Relevez les plaques. En réalité, ajouta Adamsberg en se tournant vers Lebrun, ces deux-là semblent se connaître. Ce qui aggrave peut-être la situation.

Vingt minutes plus tard, Sanson était localisé, dans la rue du Moulin-Vieux. Quinze minutes après, Desmoulins l'était à son tour, dans l'élégante rue Guynemer. À convoquer à la brigade dès le lendemain. Adamsberg regrettait de n'être pas là pour les entendre. Mais il était convenu avec Mordent qu'il pourrait écouter les interrogatoires en ligne, dans la mesure du possible, depuis sa folle Islande.

La révolte grondait à la brigade.

Mais qu'est-ce qu'il partait faire là-bas ? se demanda à nouveau Adamsberg.

— L'Islande me paraît très loin, dit-il à Veyrenc.

— Mais elle est loin, dit Veyrenc.

— Je veux dire, loin dans les pensées, loin dans le temps, à plus de deux siècles de moi. Cette Assemblée vivante rend fou. À l'instant où je te parle, je ne suis plus certain de savoir ce qu'est exactement un transport aérien.

— J'avais compris. Il faut admettre que Robespierre était exceptionnel ce soir. À glacer le sang.

— Moins que Fouché, non ?

— Tu as remarqué ? Très à l'aise dans son terrible rôle, pourrait-on dire.

— Qu'est-ce qu'on va foutre en Islande ? Si tant est que ce pays existe ?

— Semer la graine de la Révolution ?

— C'est une idée, acquiesça Adamsberg. Emporte les écrits du siècle. Cela nous tiendra compagnie quand la brume nous aura emprisonnés sur l'îlot.

— Nous déclamerons.

— Pour l'Égalité, pour la Liberté. En crevant de froid.

— Exactement.

XXXIII

— Paraît que tu pars au pôle Nord ? l'apostropha Lucio depuis son poste.

L'ampoule du réverbère avait grillé et Adamsberg n'avait pas aperçu son voisin dans la nuit.

— Pas au pôle Nord, en Islande.

— C'est pareil.

— Mais je ne sais plus pourquoi je pars.

— Tu pars finir de te gratter. Ce qui t'avait piqué dans le Creux. Cherche pas plus loin.

— Mais ça ne va pas, Lucio, dit Adamsberg en tendant la main pour avoir une bière.

— Elle est ouverte. Comme ça, tu ficheras pas l'arbre en l'air.

— Ça ne va pas. J'abandonne l'enquête, j'abandonne mes hommes, tout cela pour aller me gratter sur une terre de glace.

— T'as pas le choix.

— Je ne sais même plus où est l'Islande, où est l'avion. C'est à cause de ces séances à l'Assemblée. Je t'en ai parlé. Je suis en avril 1794. Tu comprends ?

— Non.

— Qu'est-ce que tu comprends alors ?

— Que c'est une sacrée foutue bête qui t'a piqué.

— J'ai encore le temps de tout annuler.

— Non.

— Presque tous mes adjoints sont contre. Demain, quand ils verront que je suis réellement parti, ce sera l'émeute. Ils ne comprennent pas.

— On ne peut jamais comprendre ce qui gratte l'autre.

— Je vais annuler, dit Adamsberg en se levant.

— Non, répéta Lucio en l'agrippant au poignet de sa seule main qui, à force d'être seule, était devenue presque aussi puissante que deux mains réunies. Si tu annules, ça va s'infecter. Et tu pleureras. Quand le bagage est fait, l'homme ne se retourne pas. Tu veux que je te dise une chose ?

— Non, dit Adamsberg, énervé par la surpuissance que s'octroyait le vieux.

— Finis cette bière. D'un coup.

Lassé, Adamsberg s'exécuta sous le regard mauvais de l'Espagnol.

— Et maintenant, ordonna Lucio, va dormir, hombre.

Et cela, il ne l'avait jamais dit de sa vie.

Puis il l'entendit se racler la gorge et cracher au sol. Et cela non plus, Lucio ne l'avait jamais fait de sa vie.

XXXIV

Adamsberg rejoignit Veyrenc à l'enregistrement du vol de 14 h 30 pour Reykjavik. La file n'était pas très longue, avril n'était pas la saison des touristes. Des hommes d'affaires et beaucoup de têtes blondes, d'un blond qui tirait sur le blanc, des Islandais qui rentraient chez eux pour les vacances de Pâques. Bagages légers, Islandais paisibles, à l'exception d'Adamsberg et de Veyrenc, lourdement chargés de leurs sacs à dos, comme s'ils préparaient leur défense contre la morsure des glaces. Mais enfin, cet îlot n'était pas comme les autres.