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Restait une place vide dans l'avion à côté d'eux, celle de Retancourt, que Veyrenc avait refusé d'annuler.

— Je l'ai vue dans la file, dit-il en s'installant. Retancourt. Elle n'a même pas essayé de nous rejoindre, son visage est fermé comme une huître. De ces huîtres, tu sais, qui résistent à tous nos efforts et qu'on finit par jeter, ou bien écraser à coups de marteau pour en venir à bout.

— Je vois.

— Ce qui signifie de sa part : « Ne me demandez jamais, à aucun prix, pourquoi je suis là ».

— Et pourquoi est-elle là, à ton avis ?

— Soit parce qu'elle pense que deux types comme nous ne pourront pas survivre à l'expédition et qu'elle se sent le devoir de nous protéger contre les éléments hostiles.

— Soit parce que quelque chose l'intéresse malgré tout dans l'énigmatique île tiède.

— La pierre ? Tu crois qu'elle veut tirer quelque vigueur de la pierre ?

— Surtout pas, dit Adamsberg. Cela lui ferait trop de force, et au bout du compte, elle exploserait. Elle ferait mieux de ne même pas l'approcher.

— Soit encore parce qu'elle se désolidarise de la mutinerie — que pourtant elle approuve — pour atténuer la révolte. Sans elle, les opposants sont privés d'un soutien de poids. À l'heure actuelle, il doit régner à la brigade une atmosphère de déroute : « Pourquoi Retancourt les suit-elle en Islande ? » « Qui a tort, qui a raison ? »

Les derniers passagers entraient dans l'avion, et Retancourt s'avança vers eux sans les regarder. Adamsberg leva les accoudoirs et se serra près de Veyrenc pour laisser plus de place à la large lieutenant, le siège étroit étant mal adapté pour sa masse musculaire. Tous gardèrent le silence pendant le décollage, Retancourt s'étant plongée dans une revue sans la lire.

— Ciel bleu limpide sur l'Islande, ai-je lu, dit Veyrenc.

— Mais là-bas, il suffit d'un éternuement pour que le temps change répondit Adamsberg.

— Oui.

— On ne verra même pas Rejkavik.

— Reykjavik.

— Je ne peux pas le prononcer.

— Façades des maisons rouges, bleues, blanches, roses, jaunes, continua Veyrenc. Lacs et falaises, montagnes noires et enneigées.

— Ça doit être beau.

— Sûrement.

— J'ai tout de même appris à dire « au revoir » et « merci », dit Adamsberg en tirant une petite fiche de sa poche de pantalon. « Bless » et « takk ».

— Et pourquoi pas « bonjour » ?

— Trop difficile.

— Avec cela, on n'ira pas loin.

— On aura notre traducteur de l'ambassade. Il nous attend au débarquement avec une pancarte.

— On avalera un morceau à l'aéroport.

— Oui.

— Que penses-tu qu'il y aura à manger ?

— Du poisson fumé.

— Ou de la bouffe internationale.

Rien. Pas un mouvement. Les efforts laborieux des deux hommes pour tenter d'arracher Retancourt à son silence étaient vains.

Atterrissage, menu international vite expédié, englouti sans un mot par Retancourt.

— Ça va être gai, murmura Veyrenc. On va la trimballer comme une statue pendant des jours.

— C'est probable.

— On pourrait la laisser ici ? Filer en douce ?

— Trop tard, Veyrenc.

Adamsberg consulta son portable.

— L'interrogatoire du fils du bourreau Sanson débute à 19 heures, dit-il. On a deux heures de décalage, il est presque 17 heures, on se met en ligne.

Quelque chose avait bougé sur le visage de Retancourt. Elle suivit ses deux collègues un peu moins pesamment jusqu'à une table où Adamsberg lança la connexion.

— On n'aura que le son, dit-il. Et le volume de ce tölva n'est pas très bon. Essayons de ne pas commenter pendant l'interrogatoire.

— Je ne pense pas que le lieutenant Retancourt nous gênera, osa Veyrenc devant sa collègue.

— Non, enchaîna Adamsberg. Violette nous accompagne comme sur un chemin de croix. Pourtant, c'est beau, l'Islande.

— Très beau.

— Très beau, répéta Adamsberg.

— C'est un joli voyage.

— Très joli, dit Adamsberg.

— Rare.

— Rare.

L'interrogatoire du descendant du bourreau débuta avec retard. L'homme — de son nom René Levallet — était encadré de Danglard, Mordent et Justin.

— Je peux savoir ce que je fous là ?

Une voix rauque, avec un accent parisien grasseyant.

— Comme nous vous l'avons signalé, vous êtes ici en qualité de témoin, amorça Danglard.

— Témoin de quoi ?

— Nous y viendrons. Votre profession, monsieur Levallet ?

— Je travaille aux abattoirs Meursin, dans les Yvelines.

— Et vous abattez quoi ?

— Des bovins, quoi. Attention, on pratique l'abattage humain, c'est la loi.

— C'est-à-dire ?

— D'abord on les étourdit, avec de l'électricité, pour qu'ils soient pas conscients quand on les égorge, quoi. Ça ne marche pas à tous les coups non plus, faut le dire.

— Un métier qui vous plaît ?

— Faut bien bouffer. Les gens sont bien contents qu'il y ait des gars pour faire ça, pas vrai ? Sont bien contents d'avoir un steak dans leur assiette sans se poser de question. On se dévoue, c'est tout.

— Comme il fallait bien que des gars se dévouent pour être bourreaux.

— Ça a à voir avec quoi ?

— Ça a à voir avec le fait que vous descendez de l'illustre famille des bourreaux Sanson.

— Qu'est-ce que ça peut foutre ? s'indigna Levallet. Fallait bien qu'il y ait des gars qui se dévouent pour faire marcher la guillotine, aussi. Aujourd'hui on serait plus professionnels, quoi. On étourdirait avant.

— Aujourd'hui la peine de mort est abolie, monsieur Levallet.

— Alors, je suis témoin de quoi ?

— Des séances reconstituées de l'Assemblée nationale pendant la Révolution, par l'Association d'Étude des Écrits de Maximilien Robespierre.

— Et après ? C'est pas légal ?

— Parfaitement.

— Bon alors je me tire d'ici, moi.

— Pas encore. Pourquoi assistez-vous chaque lundi soir à ces séances ?

— Y'a pas des gens qui vont au théâtre ? Ben c'est pareil, quoi.

— C'est votre théâtre ?

— Si vous voulez le dire comme ça, je m'en fous, moi.

— Votre théâtre où s'agitent ceux qui ont donné à vos ancêtres, et particulièrement à Charles Henri, une si sinistre réputation ?

— Et après ?

— Quatre membres de cette assemblée ont été assassinés.

On entendit le bruit des photos des victimes qu'on étalait sur la table.

— Connais pas, dit Levallet.

— Nous craignons, continua Mordent, qu'un tueur élimine les membres de l'association avant de frapper plus haut : Robespierre, ou plutôt l'acteur qui joue Robespierre.

— Dites plutôt qu'il se prend pour lui. C'est un malade, ce type, quoi.

— Si bien qu'on interroge de très nombreux membres, mentit Mordent. Et nous avons besoin de savoir ce qui motive votre présence aux séances.

— Ben, les voir, quoi. Dites, je suis pas le seul descendant qui vient les regarder.

— C'est vrai, reprit Danglard, il semble que vous soyez ami avec le descendant de Camille Desmoulins.

— Il est gentil, lui.

Une phrase d'enfant, nota Adamsberg. Gentils, méchants, une partition du monde.

— Mais c'est pas un ami, c'est une connaissance.

— Et qu'est-ce que vous faites et dites, avec cette connaissance ?