Silence.
« Il s'appuie sur les yeux », dit Adamsberg.
— À partir de là, j'ai grossi comme un bœuf, j'ai perdu des cheveux, ça allait pas, quoi. Je l'aurais tuée, la tante, mais elle a eu un accident de bagnole, bien fait pour sa gueule. Et ceux qui avaient fait que les Sanson, ils étaient connus, c'étaient bien ces révolutionnaires de Paris, pas vrai ?
Danglard avait relancé l'enregistrement.
— Parce que les noms de tous les autres bourreaux de province, on les connaît pas, hein ? Je les aurais tués, ces gars, je voulais tuer tout le monde, de toute façon. C'est un médecin, un cardio — parce que mon cœur, il faisait des bonds tout le temps —, qui m'a parlé de ce truc où on voyait la Révolution vivante et qu'à la fin, ils mouraient tous, et que ça me ferait pas de mal de voir ça. Et ce théâtre, c'est vrai que ça m'a fait du bien. Quand on sera en juillet, j'irai plus, et je ferai un régime. Des fois que je retrouve une femme, il m'a dit, Desmoulins. Et ça, j'y avais même pas pensé.
L'appel pour l'embarquement à destination d'Akureyri résonna dans l'aéroport, en islandais et en anglais. Ils ramassèrent leurs sacs et Veyrenc les guida vers la bonne porte.
— Ce n'est pas lui, dit Adamsberg.
— Je crois que non, dit Veyrenc.
Ils attendaient l'avis de Retancourt sans savoir si, après cette pause, elle allait revenir à la vie ou réintégrer sa fonction de statue.
— Malheureux, dit-elle. Inoffensif.
— À quelle heure on atterrit ? demanda Veyrenc.
— 19 h 50, heure locale.
Adamsberg tira son téléphone de sa poche arrière.
— C'est Danglard, annonça-t-il. Il nous demande — en style sec — ce qu'on a pensé de l'interrogatoire.
« Malheureux, pas dangereux, relâchez-le », écrivit Adamsberg.
« C'est fait », répondit seulement Danglard.
« Pour quand l'interrogatoire de Dumoulins ? »
« Desmoulins. Demain 10 heures. 8 heures dans votre putain d'île. »
Durant le court vol vers Akureyri, Adamsberg laissait errer ses pensées sur le triste sort du descendant de Sanson et sur son étrange voyage au sein de l'Assemblée nationale. Lebrun avait dit que toutes sortes de médecines étaient à l'œuvre parmi leurs membres. Possible que Levallet ait fini par lui raconter son histoire. Le secrétaire était attentif et incitait à la communication. Peut-être l'avait-il aidé de ses compétences.
Muni d'un panneau qu'il secouait en tous sens, l'interprète islandais les attendait. Petit, ventru et noir de cheveux, contrairement à l'idée que s'en était faite Adamsberg, il était assez âgé — quelque soixante ans —, et agité. Mais gaiement agité. Il avait l'allure d'un gars qui attend impatiemment des amis chers, et il les salua en parlant fort, avec un accent net.
— On vous appellera Almar, si vous l'acceptez, dit Adamsberg en lui serrant la main. Je n'arrive pas à prononcer votre nom.
— Pas de problème, dit Almar en levant ses petits bras. Ici, on n'a pas de nom de famille. On est « fils de », ou « fille de ». Vous pigez ?
Veyrenc estima qu'Almar avait sans doute appris le français dans un milieu où on le parlait plutôt vertement. Ce qui expliquait qu'Adamsberg ait pu le recruter si tard et si facilement, Almar ne devant pas être choisi pour traduire des conférences politiques ou universitaires.
— Moi par exemple, mon fils s'appelle Almarson. Almar-son, fils d'Almar, vous voyez ? Pratique et fastoche. On va où ? Je ne vous conseille pas la ville, elle est moche. Enfin, pour nous, ceux qui ne sont pas d'ici. Moi je suis de Kirkjubæjarklaustur, alors vous voyez.
— Pas du tout.
— Jamais venus chez nous ?
— Non, nous sommes ici pour une enquête policière.
— C'est ce qu'on m'a dit et ça me va impec, ça va être marrant.
— Pas forcément, dit Retancourt.
Et le petit homme parut soudain découvrir, au-dessus de lui, l'imposante lieutenant, qu'il détailla un peu longuement. Tandis que les pensées d'Adamsberg filaient vers le descendant de Desmoulins. Bon sang, pas de chance pour lui de s'appeler Mallemort, au vu du destin de ses aïeux. De ce petit garçon demeuré orphelin après la mal-mort, la mauvaise mort, de ses parents. Est-ce qu'il venait là en thérapie, lui aussi, pour voir mourir les responsables ? Ou pour venger cette mauvaise mort ?
— Vous voulez dîner dans quel coin ?
Adamsberg expliqua qu'ils devaient être tôt levés, ayant un interrogatoire à entendre à 8 heures du matin et leur vol pour Grimsey décollant à 11 heures.
— Vous suivez les interrogatoires depuis ici ? Marrant cela, approuva Almar. Alors je vous emmène dans un petit hôtel du sud de la ville, pas loin de l'aéroport. Comme ça, pas d'embrouilles. Le restau est sympa, la bouffe est bonne — vous aimez le poisson ? — mais les chambres, c'est pas le grand luxe. Ça colle quand même ?
Ça collait.
— Couvrez-vous avant de sortir. Ça ne caille pas trop mais quand même un peu, vous voyez ? Le soir, on est à − 3 degrés ici. Chute thermique de 20 degrés avec la France, rien de dramatique. Le froid de l'Islande, c'est un froid qui revigore, vous verrez ça. Et on ne peut pas en dire autant de tous les froids.
— Bien sûr, dit Adamsberg.
Ils enfilèrent pulls et anoraks, et Almar les conduisit jusqu'à un petit hôtel à la façade peinte en rouge, dans la banlieue sud d'Akureyri. Des lambeaux de neige couvraient encore les toits alentour.
— On aura quand même vu une maison rouge, dit Veyrenc.
— C'était le but du voyage, non ? dit Retancourt.
— Tout à fait, lieutenant, confirma Adamsberg.
— Ça s'appelle « L'Hôtel de l'ours », expliqua Almar en désignant l'enseigne qui clignotait en rose. Tu parles, ça fait un bail qu'on n'a plus vu d'ours en Islande. Et avec la fonte de la banquise, ils auront de plus en plus de mal à débarquer.
— Pourquoi tout est peint en couleurs ?
— C'est que l'Islande, c'est noir et blanc, vous voyez ? Roche volcanique et neige et glace. Alors les couleurs, ça va bien avec. Tout va avec le noir, c'est ce que disent les Français. Mais attendez de voir le bleu du ciel. Jamais vous avez vu un bleu pareil, jamais.
— À cette période, on voit beaucoup le jour ? demanda Retancourt.
— Comme chez vous. Ça veut pas dire qu'on voie beaucoup le soleil, ça pleut pas mal, faut avouer.
Almar les aida à s'installer dans leurs chambres — très fraîches —, commanda le dîner et organisa le petit-déjeuner. Il ne restait pas avec eux ce soir, il profitait de sa venue à Akureyri pour retrouver des amis pas vus depuis sept ans.
— Ça va être marrant, dit-il. Je vous ai commandé de la bière, ne vous faites pas refiler du vin, ça vous coûterait le prix du voyage. Rendez-vous à 10 heures en bas demain. Largement suffisant pour sauter dans le petit coucou. À cette époque, il n'y a pas de touristes qui viennent poser leurs pieds sur le cercle polaire. Vous allez interroger qui, sur l'île de Grimsey ? Parce qu'il n'y a qu'une centaine d'habitants là-bas.
— Personne, dit Adamsberg. On va simplement sur un rocher en face, là où il y a une stèle tiède.
Almar perdit son entrain d'un coup.
— L'île du Renard ? demanda-t-il.
— Elle en a la forme je crois, avec deux oreilles pointues.
— Pas marrant, ça, jugea Almar en secouant la tête. Vous savez au moins qu'il y a dix ans, un groupe d'abrutis s'est perdu là-bas ? Y en a deux qui y sont passés, morts de froid.