— Nous savons cela. Vous êtes professeur d'histoire moderne à l'université de Nanterre.
— C'est cela. Je voulais comprendre comment Robespierre en était arrivé à faire trancher la tête de ce Camille qui le vénérait, de ce fidèle et affectueux compagnon. Je songeais à un petit article sur la question. Encore que l'ancêtre Desmoulins, excellent mari et père, ne fut pas si parfait. On dit qu'un soir il glissa entre les mains d'une très jeune fille un livre licencieux. Que Robespierre le lui arracha et que, de ce jour, l'arrêt de mort de Camille était signé.
— On a su cela, dit Danglard sans s'étendre.
— Tant de temps après, demanda Mordent, sa décapitation et celle de sa jeune femme vous révoltent-elles encore ?
— Dans les noirs tréfonds de moi-même ? dit Mallemort, et une nouvelle fois un net sourire fut perceptible dans sa voix. Aux débuts sans doute. Tradition de famille, vous comprenez. Mais cela s'est atténué. Les séances auxquelles j'ai assisté m'ont donné une clef, je crois.
— Qui est ?
— L'abstraction du meurtre chez Robespierre. D'ailleurs les exécutions se passaient toujours hors de sa vue, elles étaient dématérialisées. Comme s'il avait guillotiné, non pas des hommes, mais des concepts : le vice, la trahison, l'hypocrisie, la vanité, le mensonge, l'argent, le sexe. Camille, l'amoureux, l'ami tendre, éventuellement pervers, pouvait représenter ce « vice » auquel il ne pouvait atteindre. Mais je suis trop long n'est-ce pas ?
— Je vous en prie, dit Danglard. Et le second « pourquoi ? » Pourquoi recommencer ? Pourquoi assistez-vous à un second cycle ?
Silence, grincement du dossier de la chaise.
« Faudra la graisser, cette chaise », dit Veyrenc.
— Autant le premier « pourquoi » est simple à résoudre par une compulsion d'historien doublée d'une fatalité familiale, c'est classique. Autant le second m'embarrasse. Disons que lors du premier cycle, j'ai ressenti, je crois, ce qui était arrivé à Robespierre. Et lors du second, j'ai compris ce qu'avait vécu Camille.
— C'est-à-dire, proposa Danglard en hésitant, que vous vous êtes entiché de Robespierre ?
— Merci de le dire à ma place, commandant. On peut fumer ? Je suppose que non.
Bruits de papiers, de cendrier de verre, grattement d'un briquet.
— Cela s'est fait peu à peu, insensiblement. Je ne venais plus pour Camille, mais pour lui. Cela m'a beaucoup perturbé. Quelles étaient les raisons de ma fascination ? Quelles étaient les causes de cette quasi-hypnose ? Puis j'ai observé les autres membres. Ils étaient tous saisis, ou presque. On m'a dit que le secrétaire menait une étude sur ce thème, sur ce toboggan psychologique que nous faisait dévaler Robespierre, ce tourbillon addictif dans lequel s'était fait avaler mon ancêtre.
Puis Danglard et Mallemort se mirent à sortir des termes de l'interrogatoire, discutant de points d'Histoire, de la loi de Prairial, de la paranoïa, de l'Être suprême, de l'enfance de Robespierre, des ambiguïtés amoureuses de Desmoulins, de la réaction thermidorienne.
Adamsberg secouait la tête.
— Il n'y a pas que moi, Retancourt, qui sors des pistes, dit-il.
— Danglard jette le gant, résuma Veyrenc. Encore un peu et ils vont aller déjeuner bras dessus bras dessous à la Brasserie des philosophes.
— Alors, dit Retancourt assombrie, nos trois descendants ne mènent à rien ?
— Pelote d'algues impénétrable, je le répète depuis le début, dit Adamsberg. Immobile. Les descendants restent néanmoins à surveiller, ils sont à bonne école pour jouer des rôles et mentir.
— Mais les pistes ne sont pas miroitantes, dit Veyrenc.
— Opaques, confirma Adamsberg. Dans cette association, tout le monde avance costumé, masqué, grimé, sans nom et sans visage, des personnages et non des personnes, feignant de ne pas se connaître. Simulacres, apparences, feintes, illusions, fantasmes, pas une once de vérité à engranger. Ils nous disent ce qu'ils veulent : un groupe d'infiltrés, soi-disant « occasionnels », des descendants de guillotinés. Et alors ? Ils peuvent nous en servir autant qu'ils veulent. Qui croire et où aller ? Si cela se trouve, ils sont sept cents à décider d'en tuer sept cents.
— Silence, dit Veyrenc. Ils reprennent. Possible que Danglard ait fait simplement diversion.
— Complicité entre érudits, approuva Adamsberg.
La voix de Danglard, légère, animée de curiosité, cessant d'être inquisitrice.
— Mais ce patronyme, « Mallemort », est plutôt rare, non ? Autrement dit la « mauvaise mort ». Il y a une commune de ce nom dans les Bouches-du-Rhône. Mais un patronyme ?
On entendit le rire léger de l'historien.
— Vous posez le doigt sur les blessures intimes de l'Histoire, commandant. En 1847, un aïeul obsédé par le sort de Camille, et qui se nommait communément Moutier, adressa une demande argumentée au maire de Mallemort pour avoir le droit de porter ce nom. Afin, disait-il, que le souvenir de la « mauvaise mort » de l'ancêtre ne s'efface jamais des esprits de ses descendants. Vu le contexte prérévolutionnaire, cela lui fut accordé.
— Charmante idée.
— S'il n'y avait que cela.
— Vous portez son prénom, c'est cela ? Jacques Horace ?
— Ici vous faites erreur. Camille ne s'appelait pas Horace.
— Je ne parle pas de lui. Mais de l'enfant laissé orphelin. Horace Camille.
De nouveau le rire léger, cette fois embarrassé.
— Qu'ai-je à vous apprendre, commandant ?
— Et malgré ce poids, ce nom — Horace Mallemort —, pas de hantise, pas de phobie, pas de vengeance ?
— Je me suis expliqué. Et vous, commandant, la famille ?
— La moitié est morte de silicose dans les mines du Nord.
— De quoi vouloir assassiner tous les rois du charbon ?
— Pas nécessairement. Un déjeuner ?
Adamsberg se leva.
— Cela va se terminer au vin blanc, dit-il en soupirant. On se retrouve dans quinze minutes en bas. Le bleu criant du ciel nous fera du bien.
— Il suffit d'un éternuement pour que tout change, rappela Retancourt.
XXXVI
Le modeste avion, à moitié vide, tournait autour de la piste de la petite île de Grimsey. Adamsberg scrutait cette terre minuscule, ses falaises noires, ses plaques de neige, l'étendue jaune de l'herbe couchée qui n'avait pas encore repoussé après la fonte. De petites maisons blanches et rouges serrées le long du port, et une seule route.
— Pourquoi on ne se pose pas ? demanda Veyrenc.
— À cause des oiseaux, des milliers d'oiseaux, expliqua Almar. Il faut tourner un bout de temps pour les disperser. Sinon, on y va au tracteur. Là-bas, dit Almar en pointant son doigt sur le hublot, c'est le village de Sandvík, le long du port : une petite quinzaine de maisons, dont notre auberge.
Une fois les pieds posés sur le tarmac noir, Adamsberg regarda les nuées d'oiseaux se reconstituer.
— Cent habitants, un million d'oiseaux sur l'île, dit Almar. Plutôt marrant quand même. Ne vous avisez pas de marcher sur les œufs, l'attaque des mouettes est féroce.
Ils laissèrent leurs bagages à la maison d'hôtes, jaune et rouge à fenêtres blanches, propre comme un jouet d'enfant. C'était là, sûrement, qu'avait logé le groupe de Victor et d'Henri Masfauré. La salle sentait le pain de seigle au four et la morue fumée.
— La patronne s'appelle Eggrún, dit Almar, j'ai pris mes informations hier. Son mari, Gunnlaugur, travaille au port, comme les trois quarts des hommes ici. On va commencer par lui, ça vous donnera une bonne idée de ce qui vous attend.