— Tu crois qu'elle s'est assise sur la pierre tiède ? Ou qu'elle a vu l'afturganga ?
— C'est possible. Louis, ce n'est pas un os de phoque, répéta Adamsberg.
— Alors c'est de l'oiseau. Une sterne qui a crevé là.
— C'est trop gros pour une sterne.
— Alors un macareux.
Retancourt courait à présent vers eux. Adamsberg fourra les six sachets dans les poches intérieures de son anorak, juste à temps avant que Retancourt ne les saisisse chacun par un bras, sans cesser sa course.
— On file au bateau ! cria-t-elle en les tirant derrière elle.
— Merde ! protesta Veyrenc en se dégageant vivement, puis s'agenouillant pour enfourner ses affaires éparpillées dans son sac à dos.
Retancourt attrapa l'inaltérable Veyrenc par le col et le secoua violemment.
— On s'en fout de votre sac, lieutenant ! Et du vôtre aussi, commissaire. Je vous dis de courir, on court !
D'une certaine manière, les deux hommes n'eurent pas le choix, Retancourt s'étant placée derrière eux et les poussant dans le dos de toute sa puissance.
— Plus vite, nom de dieu ! Vous ne savez pas courir ?
Adamsberg prit conscience que, sous ce ciel toujours aussi bleu, l'air avait changé de consistance, apportant une odeur d'humidité. Il tourna la tête pour apercevoir, montant sur la plate-forme, une nappe blanche aussi menaçante qu'une coulée de lave, qui effaçait déjà les contours des baraquements.
— La brume, Veyrenc ! Cours !
Ils avaient à présent atteint la lisière des galets, tandis que l'ancien espace du fumoir à harengs, où gisaient leurs sacs à dos, était déjà à moitié pris. Dans sa course, Veyrenc se tordit la cheville entre les galets instables et chuta. Retancourt le releva et, passant son bras sous son épaule, reprit le trot en halant le lieutenant.
— Non, commissaire ! Pas besoin d'aide, je me charge de lui ! Foncez au bateau, lancez le moteur, nom d'un chien !
Plus trace, déjà, du fumoir aux harengs, ni de la lisière de galets. Non, la brume ne se déplaçait pas comme un cheval au galop, elle leur fonçait dessus comme un train, comme un monstre, comme un afturganga.
Adamsberg ne pouvait pas « lancer le moteur ». À lui seul, il ne pouvait pas arracher le canot hors de la grève pour le mettre à l'eau. Il jeta un regard vers le port encore clair de Grimsey. Là-bas, bien qu'il fît encore grand jour, ils avaient allumé le phare. Pour les guider. Mais dans la clarté du ciel, c'est à peine si l'on distinguait la faible lueur jaune qui clignotait. Adamsberg voyait encore à dix mètres derrière lui. Retancourt lâcha Veyrenc au sol pour l'aider à mettre le bateau à flot. Adamsberg y sauta, lança le moteur, attrapa le lieutenant que Retancourt, pieds dans l'eau, avait soulevé par la taille.
— Mets les gaz ! dit Veyrenc en tenant sa cheville à deux mains. Il nous prend !
Adamsberg mit cap sur le port et poussa le moteur. Vent arrière, pas besoin de tirer des bords, il fonçait droit vers la jetée, distançant la brume d'une quinzaine de mètres, puis de dix, puis de sept. Elle était à trois mètres de leur poupe quand ils heurtèrent un peu brutalement l'embarcadère du port, où des bras les aidèrent à prendre pied sur la terre ferme.
Brestir amarra son bateau puis, avec Gunnlaugur, les guida jusqu'à l'auberge. Derrière, Rögnvar suivait avec ses béquilles.
XXXVIII
Dans la salle de l'auberge, Gunnlaugur les installa d'office près du plus gros radiateur tandis que sa femme Eggrún disposait de petits verres devant chacun. Almar les y attendait en tournant en rond comme un taureau prisonnier, et fit connaître toute son émotion en agitant ses bras en tous sens.
La table était longue, bordée de deux bancs, et les Islandais s'étaient regroupés sans un mot autour du groupe des étrangers. Veyrenc avait demandé un tabouret pour y allonger son pied, devenu bleu, comme la jambe de Rögnvar. Eggrún emplit les petits verres et Adamsberg y trempa un doigt, qu'il goûta.
— Du brennívin ? dit-il.
— C'est obligé, dit Eggrún. Comme on dit, mieux vaut la mort noire que la mort blanche. Des fois.
— On ne serait peut-être pas morts, dit Adamsberg en faisant le tour de ces regards bleus qui les examinaient comme d'improbables rescapés. La brume aurait pu durer dix minutes.
— Dix minutes ou un mois, dit Gunnlaugur.
— Elle va durer deux semaines, diagnostiqua Brestir. Le vent vient de tomber d'un coup.
Brume qui cernait à présent toutes les fenêtres de l'auberge. Elle allait stagner sur Grimsey plus longtemps encore, durant près de trois semaines. Adamsberg hocha la tête et avala son verre de brennívin, qui lui fit monter les larmes aux yeux.
— C'est bien, apprécia Eggrún. Faut boire ça, ordonna-t-elle à Veyrenc et Retancourt, qui s'exécutèrent.
Le silence revint, et Adamsberg comprit que tous attendaient leur récit. Cela leur était dû. Un étranger n'avait nul droit d'emporter un secret venu de l'île du Renard.
— Tu l'as vu ? demanda Rögnvar.
En tant qu'estropié par l'afturganga, chacun considérait comme légitime que Rögnvar ouvrît la conversation.
— Vu, non, dit Adamsberg. J'ai été le saluer sur la pierre tiède, mais sans m'asseoir dessus, exposa-t-il prudemment.
— Salué comment ?
— J'ai posé ma main sur elle. Comme cela, dit-il en appliquant sa paume sur la table en bois.
Ce qui lui rappela brusquement les photographies des paumes des mains qui se pratiquaient à l'assemblée Robespierre.
— Ça va, apprécia Rögnvar. Et il a fait quoi ?
— Une offrande.
— Montre, ordonna Rögnvar.
Adamsberg alla chercher les sachets dans son anorak, espérant que les îliens n'allaient pas les conserver comme butin national. Après tout, c'était à lui que l'afturganga les avait donnés. Et il les avait payés cher. Il les déposa sur la table avec réticence.
— Ouvre, dit Rögnvar.
— Ce n'est pas très propre.
— L'afturganga n'offre pas des diamants. Ouvre.
Adamsberg déposa sur la table le contenu des six sachets, en six petits dépôts séparés. Entre-temps, Retancourt s'était endormie d'un coup, assise, sans vaciller sur le banc. Almar la regardait, stupéfait.
— Elle est capable de dormir debout aussi, contre un arbre, sans tomber, expliqua Adamsberg. Elle en a besoin.
— Bien sûr, dit Rögnvar. C'est elle, hein ?
— Elle quoi ?
— Qui vous a tiré de la mort ?
— Oui, dit Veyrenc.
— C'est à cause de sa force, dit Rögnvar, je te l'avais dit. Elle a pu tenir la brume de l'afturganga à distance avant qu'elle ne vous mange.
— Ça ne la gêne pas pour dormir, quand on parle ? demanda Eggrún, un peu soucieuse.
— Pas du tout, répondit Rögnvar à la place d'Adamsberg, qui triait doucement du bout du doigt ses six petits tas de terre noire.
Il n'y avait pas que le sachet numéro 1 qui renfermait un petit caillou blanc. Mais le 3 et le 6 également. En tout, cinq cailloux blancs. « Le petit Poucet », aurait dit Mordent.
— Et c'est quoi ? demanda Brestir.
— Les restes du campement des douze Français, il y a dix ans, dit Adamsberg.
— Non, dit Gunnlaugur. Rien ne reste, sur cette terre.
— C'était au fond des trous, expliqua Veyrenc. Des trous de piquet qui avaient servi à construire le fumoir à harengs. Ça s'est coincé là-dedans.
— L'afturganga a ses cachettes, dit Rögnvar.
Et Adamsberg n'osa pas dire qu'à son avis, les douze Français ayant campé là, ils avaient mangé là et que, tout simplement, des restes de leurs repas avaient échoué dans les trous. Comme des balles de golf.