Ils trouvèrent le banc, d'autant plus facilement que Gunnlaugur avait ouvert la fenêtre pour les guider dans cette brume inouïe. Adamsberg n'avait jamais vu cela. Du pur coton brut.
— Faudra remettre de la glace sur l'entorse, dit Almar qui les avait suivis avec son verre.
— On en trouvera, doc, dit Veyrenc. Ce n'est pas la neige qui manque.
— C'est beau ici, dit Adamsberg en allumant les cigarettes à la ronde. Je ne vois rien à un mètre, mais je suis certain que c'est beau.
— Atrocement beau, dit Almar.
— Je crois que je vais rester là, dit Adamsberg.
— Avec Gunnlaugur et Eggrún qui nous couvent à présent comme des canetons, je reste avec toi, dit Veyrenc. Il faudrait que je me trouve aussi un prénom islandais. Almar ?
— Lúðvíg, tout simplement.
— Parfait. Et Retancourt ?
— C'est quoi son prénom ?
— Violette, comme la petite fleur.
— Alors, Víóletta.
— C'est simple, au fond, l'islandais.
— Atrocement simple.
— Je n'ai jamais dit que je restais, dit Retancourt. Ils jouent beaucoup aux échecs ici ?
— Sport national intense, dit Almar.
— On n'a pas eu le temps de copier le texte de la stèle pour Danglard, dit Veyrenc après un silence. Cela devait raconter quelque chose comme : étranger, toi qui foules cette terre, prends garde…
— … aux vices immondes des hypocrites infâmes, poursuivit Adamsberg. On pourrait réussir à deviser comme cela toute notre vie sans en parler, finalement. Sans jamais parler de l'île tiède et des os. On ne s'en sort pas si mal. On se dirait des choses et d'autres, et puis on les répéterait, et puis on irait finir notre verre, et puis on dormirait.
— À quelle heure est l'avion demain ? demanda Veyrenc.
— Midi sur le tarmac, dit Adamsberg. Le temps qu'ils effarouchent le million d'oiseaux, on sera à 13 heures à l'aéroport de la ville d'en face.
— Akureyri, dit Almar.
— Puis départ pour Reykjavik à 14 h 10, arrivée à Paris à 22 h 55 heure locale.
Paris.
Il y eut un silence presque ombrageux.
— Et on parlerait, et on dormirait, dit Adamsberg.
XL
— Vas-y doucement avec Retancourt, dit Veyrenc après le petit-déjeuner. Je crois qu'elle ne supporte pas cette histoire des corps dévorés.
— Qui le supporte, Veyrenc ? Peut-on supporter Victor mangeant sa mère ? Le philanthrope avalant sa femme ?
— Est-ce qu'ils le savaient ? Ou ont-ils cru au phoque jusqu'au bout ? En tout cas, Violette ne l'endure pas, vraiment pas.
— Elle est sensible, dit Adamsberg sans ironie.
Retancourt revint avec une seconde ration de café.
— Voilà comment je vois finalement les choses, dit-elle en emplissant les tasses. Ils sont réellement morts de froid. Et les autres les ont mangés pour survivre. Comme les naufragés de cet avion, dans les Andes.
Retancourt amoindrissait le drame, pour le rendre presque acceptable à son imaginaire révolté.
— En ce cas, dit Adamsberg, pourquoi Victor aurait-il inventé cette histoire de meurtres au couteau ?
— Parce qu'en comparaison, deux meurtres au couteau n'étaient rien, dit Veyrenc. En même temps qu'ils pouvaient expliquer la convocation solennelle d'Alice Gauthier, qu'il allait bien falloir raconter aux flics.
— Juste, dit Adamsberg. Mais pourquoi inventer cette histoire de tueur les menaçant tous depuis dix années ?
— Pour justifier leur silence à tous. Alors que personne, en réalité, ne les menace. Ce silence est instinctif : qui va aller se vanter d'avoir mangé ses compagnons ? Eux tous se sont entendus pour se taire à jamais, sans qu'aucun tueur imaginaire ne les tourmente.
Adamsberg tournait sans fin le sucre dans sa tasse.
— Je ne vois pas les choses ainsi, dit-il.
— Parce que ?
— Parce que le récit de Victor, si faux soit-il, est miné par la peur. Sa manière de décrire « l'homme immonde », même si on la suppose exagérée, a quelque chose d'authentique. Et son frisson, à l'Auberge du Creux. Ce moment, souviens-toi, Louis, où il a cessé de parler, ayant cru reconnaître « l'homme » dans le reflet de la glace. Si ce n'était une peur véritable, à quoi bon nous faire croire que le tueur était subitement apparu à la table voisine ? Grotesque.
— Je ne connaissais pas ce détail, dit Retancourt. Qui était ce type, finalement ?
— Un inspecteur des impôts, à ce qu'on nous a dit. Qui devait avoir quelque trait commun avec le tueur.
— Vous croyez donc à un tueur ?
— Oui.
— Donne ta version, Jean-Baptiste.
— Elle est pire que tout.
— Allez-y, dit Retancourt en avalant d'un trait son café.
— Malgré le peu qu'on connaît sur ce groupe, on sait qu'il y avait un médecin parmi eux. Victor dit qu'ils l'appelaient « Doc ». Détail inutile dans son mensonge, donc détail véridique. C'est le point essentiel. Je crois que la bagarre a réellement eu lieu entre le meurtrier et le légionnaire. Mais pas une authentique bagarre. Une agression provoquée pour tuer cet homme, mais qui passe malgré tout pour un fatal accident. Ensuite l'assassin s'éloigne, pour les débarrasser du cadavre, dit-il. À l'abri des regards, il dépèce aussitôt le corps avant qu'il ne soit congelé. Il en ôte toutes les parties reconnaissables, tête, pieds, mains, os, et prélève la viande.
— Dépêche-toi, dit Veyrenc.
— Navré, mais je suis obligé de souligner un détail. Le tueur n'a sur lui qu'un couteau. Pas de quoi trancher les os solides de l'avant-bras. Il coupe donc au plus facile, à l'articulation, au poignet, et les petits carpiens, nous apprend Almar, restent accrochés aux ligaments. Il se débarrasse des vestiges du corps sur la banquise et congèle ses morceaux de chair préparés. Il laisse passer du temps, pour la vraisemblance, et, miracle, il a piégé un phoque peu après. Il rapporte sa viande au campement. Est-ce lors de ces dîners de « phoque » que le médecin, en dévorant sa portion, tombe sur un os, si je puis dire ? On le saura plus tard. Le scénario se reproduit pour Adélaïde Masfauré. Je ne crois pas au drame de l'agression, à la chute dans le feu, aux flammes aux fesses, au coup de couteau. Plus simplement, quand vient son tour de garde à la nuit, le tueur l'étouffe sans bruit, visage dans la neige. On la découvre morte au matin, hypothermie. Une fois encore, le gars les débarrasse du corps. Et quelques jours après, de la viande revient au campement, un deuxième phoque miraculeux, un « jeune » cette fois. Le médecin sort un os de sa bouche, et l'identifie aussitôt.
Adamsberg s'interrompit brusquement et son regard, une seconde avant fixé sur Retancourt, ne voyait plus personne. Retancourt repéra ces yeux en dérive, qu'elle redoutait plus que tout.
— Commissaire ?
Adamsberg leva une main réclamant le silence, sortit lentement son carnet et nota la dernière phrase qu'il venait de prononcer. Le médecin sort un os de sa bouche. Puis il la relut en la suivant du doigt, comme un homme qui n'en comprend pas le sens. Il rempocha son carnet et son regard réapparut dans ses yeux.
— J'ai pensé, dit-il sur un ton d'excuse.
— À quoi ?
— Aucune idée. Et le médecin identifie cet os aussitôt, reprit-il : de l'homme. Que se passe-t-il ? Jette-t-il sa part dans le feu ? Dit-il la vérité ? Sans doute. Et tous apprennent soudain de quoi se composent leurs repas salvateurs, depuis des jours. Achèvent-ils malgré tout de, disons, consommer Adélaïde Masfauré ? Le savaient-ils déjà pour le légionnaire ? Ont-ils tous laissé faire ? Quand la brume se lève enfin, le tueur donne ses ordres et les menace, sans rencontrer de rébellion. Aucun d'entre eux n'a l'intention d'aller raconter ses exploits, et l'on comprend aujourd'hui pourquoi. Mais sait-on ? Une dépression ? Une maladie ? Une conversion mystique ? Un remords fulgurant ? Le risque d'un aveu est là, toujours, on l'a vu avec Gauthier. Et le tueur les surveille, tous. Parce qu'il a mangé deux êtres humains, comme eux tous, mais surtout parce que lui les a tués sciemment pour se nourrir.