— Il se fout de ma gueule ? demanda Adamsberg en montrant le message à Zerk.
— Je ne crois pas.
« Ce n'est pas une montagne, c'est dans le Dijonnais », tapa Adamsberg.
« C'est ainsi qu'ils la nomment, là-bas. Chacun se crée sa propre Montagne, commissaire. Bonne nuit. »
— Si, il se fout de ma gueule.
Adamsberg rappela Froissy.
— Qui était de garde ce soir au domicile de François Château ?
— Une seconde, commissaire. Lamarre et Justin. Mais Château n'est pas rentré chez lui ce soir. Alors qu'il arrive toujours à la même heure. Noël est donc passé à l'hôtel, il y a un quart d'heure. Il arrive que Château y travaille tard. Ils ont un contrôle fiscal d'ici quinze jours, il est probable que leur comptable est un peu surmené. Mais il n'était pas, ou plus, à son bureau.
— Personne ne l'a vu entrer ou sortir ?
— Non, commissaire. Château passe par le jardin, d'où il a un accès direct à son bureau. Il a très bien pu s'y trouver sans qu'on le remarque.
— Comme il a très bien pu se trouver dehors, Froissy. Ayant déjà eu le temps de rentrer de Dijon à présent.
Adamsberg composa un nouveau message pour François Château.
« Où êtes-vous, Château ? »
« Je suis chez moi et je suis couché. Avez-vous vu l'heure, commissaire ? »
« 23 h 15. Mes hommes ne vous ont pas vu rentrer. »
« Eh bien c'est qu'ils voient mal, ce qui n'est guère rassurant pour ma protection. J'ai travaillé à l'hôtel, en vue d'un contrôle fiscal. Je suis rentré il y a vingt minutes. »
— Merde, dit Adamsberg en jetant son téléphone sur la table.
— Mais le flic a dit que l'agresseur était gros.
— C'est un gars de l'association, c'est donc un gars qui sait se déguiser. S'il paraît gros, c'est qu'il est mince. Château est mince.
— Mais petit. Il a parlé d'un type dans les un mètre quatre-vingts, non ?
— Ou moins.
— Et pourquoi Château se tirerait une balle dans le pied en démolissant ses propres membres ?
— Tout comme Robespierre l'a fait en démolissant les siens.
Adamsberg consulta son écran avant de monter à sa chambre. Le brigadier Oblat avait vite fait : photos du signe et des lieux. Il tira une chaise et examina les images de plus près, Zerk penché dans son dos.
— Finalement, tu pars pour Dijon ? dit-il simplement.
XLIV
Le brigadier-chef Oblat le conduisit de la gare jusqu'au garage de Vincent Bérieux, à Vallon-de-Courcelles.
— Rien n'a été touché ? demanda Adamsberg en entrant.
— Rien, commissaire, à cause du signe. On vous attendait.
— Pourquoi le tueur n'a-t-il pas centré la corde, à votre avis, chef ? Pourquoi est-elle accrochée sur le côté ?
Oblat gratta sa nuque, trop serrée par le col de son uniforme.
— Peut-être que les bidons de fioul le gênaient, dit-il.
— Peut-être. Elle est lourde, cette chaise sur laquelle il l'a fait monter. Allez dehors, et écoutez.
Adamsberg redressa la chaise puis la laissa retomber au sol.
— Alors chef ? Entendu quoi ?
— Pas grand-chose.
— Les voisins auraient pu percevoir ?
— Ils sont trop loin, commissaire.
— Alors pourquoi a-t-il fui si vite et trop tôt ?
— Les nerfs, je ne vois que ça. Après quatre meurtres, pensez, on n'est pas d'acier.
— On peut décrocher la corde ?
— Elle est pour vous, dit Oblat en grimpant sur la chaise.
Adamsberg la palpa, comme on teste une étoffe, fit courir sa main le long des fibres râpeuses, glisser le nœud coulant, et la rendit au brigadier.
— Vous pouvez me conduire à l'hôpital ?
— Tout de suite, dit Oblat. Vous verrez, le gars n'est pas très causant.
— Les nerfs, dit Adamsberg.
— Le choc, surtout. À croire qu'il veut tout oublier, ça s'est vu.
Adamsberg entra dans l'hôpital de Dijon à presque 13 h 30, le déjeuner des patients avait pris fin. Des effluves de chou et de veau hors d'âge flottaient dans l'air. Vincent Bérieux ne l'attendait pas et regardait mollement la télévision depuis son lit, intubé et perfusé. Le commissaire se présenta, demanda des nouvelles de sa santé. Mal. Ici, à la gorge. Faim. Fatigué. Les nerfs, le choc.
— Je ne reste pas longtemps, dit Adamsberg. Votre cas se relie à quatre autres victimes.
Par un mouvement de sourcils, l'homme exprima : « Pourquoi ? Comment ? »
— À cause de ceci, dit Adamsberg en lui montrant le dessin du signe. C'était peint sur un bidon, dans votre garage. Chez les quatre autres victimes aussi. Vous le connaissez ?
Bérieux secoua la tête plusieurs fois, signe amplement négatif.
Adamsberg n'avait pas réalisé qu'il est très difficile de lire sur le visage d'un homme bouche ouverte, masquée par un tube, et traits crispés par une douleur continue. Il n'aurait su dire si Bérieux mentait ou non.
— Cette perruque blanche, vous pourriez me la décrire ?
Le malade demanda son bloc et son stylo.
— Genre ancien. Comme en portaient les hommes avant, écrivit-il.
— Vous n'avez aucune idée de l'identité de l'agresseur ?
— Pas du tout. Vie simple, tranquille.
— Pas si tranquille, monsieur Bérieux. Qu'est-ce qui vous pousse, de temps à autre, à quitter Vallon-de-Courcelles, sa tranquillité, sa vie paisible, la famille, pour vous rendre à l'Association d'Étude des Écrits de Maximilien Robespierre ?
Bérieux fronça les sourcils, surpris, mécontent.
— Nous savons cela, dit Adamsberg. Les quatre autres victimes y venaient aussi.
L'homme reprit son stylo.
— Ne dites rien à ma femme, elle ne sait pas. Elle n'aimerait pas.
— Je ne dirai rien. Pourquoi, monsieur Bérieux ?
— Un collègue m'en avait parlé. Je vais souvent à Paris, stages de mise à niveau, logiciels. Un soir, j'y suis entré.
— Pourquoi ?
— Curiosité.
— Ce n'est pas assez pour moi. Vous aimez l'Histoire ?
— Non.
— Alors ?
— Merde. J'ai toujours eu un penchant pour Robespierre. Je voulais voir. Ne dites pas à ma femme, écrivit-il en soulignant cette dernière phrase.
— Et ensuite ? Une fois que vous avez vu ?
— Merde. J'ai été capté. J'y suis retourné. Comme un gars va au casino.
— Combien de fois y allez-vous ?
— Deux fois par an.
— Depuis combien de temps ?
— Six ou sept ans.
— Henri Masfauré, Alice Gauthier, Jean Breuguel, Angelino Gonzalez, vous connaissez ces noms ?
Geste de la tête : « Non. »
Adamsberg tira de sa veste les photos des quatre victimes.
— Et de vue ?
— « Oui », dit Bérieux en acquiesçant, après avoir regardé plusieurs fois les photos.
— Vous vous parliez ?
— On n'a rien à se dire, là-bas. On n'y va pas pour bavarder. On assiste.
— On m'a dit que vous vous connaissiez. À peine, mais un peu. Que vous échangiez quelques mots, quelques signes.
— Des saluts de politesse, comme à beaucoup d'autres.
Adamsberg chercha ses yeux, baissés, mimant la fatigue. Il ne dirait rien d'autre, rien de plus. Ces autres, il les connaissait. Vincent Bérieux infiltrait l'association, comme eux. Dans quel but ? Au service de qui ? Et pour chercher quoi, durant tant d'années ?