Le malade sonna l'infirmière. Fatigue, énervement, fit-il comprendre.
— Vous l'épuisez, dit l'infirmière. Son rythme cardiaque s'est accéléré. Si c'est nécessaire, je vous prie de revenir une autre fois. Il a subi un gros choc, comprenez cela.
Son rythme cardiaque s'est accéléré, pensait Adamsberg en déjeunant sur la place de la cathédrale Saint-Bénigne, à deux pas de la gare. Vincent Bérieux avait détesté ses questions. Adamsberg repensa aux messages de François Château, la veille au soir. Le président n'avait paru ni choqué ni inquiet qu'un autre de ses membres, le cinquième, ait été agressé. Plutôt mordant, détaché. Hier soir, Château était Robespierre, indifférent au sort des autres.
Il eut Justin en ligne.
— Qu'est-ce que vous avez foutu, avec Lamarre, pendant la planque d'hier soir ? demanda-t-il abruptement. Château dit qu'il est rentré à 22 h 55, mais vous ne l'avez pas vu.
— Il a pu rentrer par les toits, dit Justin.
— Mais non, l'accès par le parking est maintenant surveillé. Qu'est-ce que vous avez foutu ?
— On n'a pas bougé d'un mètre, commissaire.
— Ce qui n'empêche pas de faire quelque chose. Lieutenant, je ne vous passe pas à la guillotine mais réfléchissez, c'est important.
— C'est-à-dire qu'à un moment, on a joué à pile ou face. La pièce a roulé un peu loin. Le temps qu'on la récupère et qu'on l'examine, je dirais une minute. C'était quand même une pièce de deux.
— Largement le temps pour Château d'entrer dans l'immeuble.
— Oui.
— Pendant que vous jouiez.
— Oui.
— Sur quoi pariiez-vous ?
— Savoir si Château allait ou non rentrer.
— Et qu'a dit la pièce ?
— Qu'il allait rentrer.
Du train, Adamsberg en « référa » par texto au commandant Danglard : « Corde décalée sur le côté, tissage râpeux, poils blancs de perruque, silence de la victime. » Il adressa le même message à Veyrenc et Retancourt.
« Comment est le gars ? » répondit Veyrenc.
« Un chat replié sur lui-même. Un chat très musclé, très costaud. »
« Tu viens à la brigade ? »
« Non. Comment est-ce ? »
« Crissant, collant, échauffé. 18 heures chez toi ? »
« J'y serai. »
Veyrenc reposa son portable. Il était si rare qu'Adamsberg ne passe pas à la brigade un samedi, en temps d'enquête, qu'il éprouvait le besoin de lui rendre visite. Non qu'il craignît que l'humeur frondeuse qui régnait dans l'équipe affecte en profondeur le commissaire. Il n'était pas perméable à ce genre d'événement nerveux, qui glissait sur la surface de son indolence. En revanche, l'opposition de Danglard était d'une autre nature et, d'une façon ou d'une autre, le commissaire devait y être sensible.
Les deux hommes avaient déjà passé plus d'une heure et demie à disséquer en vain les éléments de l'enquête, tous plus fugaces les uns que les autres. Leblond avait appelé pour avoir des détails. Un peu tendu, mais sans plus. C'était plus délicat avec Lebrun, de nouveau passé à la brigade, barbu et chevelu, alarmé par la nouvelle de la tentative de meurtre.
— Il suait, dit Veyrenc. Et cela faisait couler son fond de teint.
— Je suppose qu'il a exigé une protection plus complète ?
— Oui. Il a même demandé qu'on surveille la totalité des accès de l'hôpital de Garches. Ce qui est impossible.
— Et pour guetter qui ? Un homme dont on n'a pas la moindre idée, noyé parmi tous les entrants et les visiteurs ? On sait qu'il porte des lunettes, et qu'il marche sur ses deux jambes. Qu'a décidé Danglard ?
— Il lui a proposé de se mettre en congé, de se cloîtrer chez cet ami où il loge, ou bien de partir. Impossible aussi, à cause de son travail et de l'association. Danglard lui a affecté un homme supplémentaire, pour le calmer. Il voulait également un permis de port d'arme pour se défendre en cas d'attaque.
— Les résistances lâchent. Partout.
— Ça ne semble pas t'inquiéter.
— Au contraire, cela me plaît. Quand les résistances lâchent, le mouvement se crée. Tu comprends, Louis ? Ce mouvement qui nous manque. Cette perruque, ces poils blancs trouvés dans le garage, ils sont un mouvement. Car ils sont de trop. Comme dit Zerk, pourquoi ne pas enfiler un collant sur sa tête, comme tout le monde ? Le brigadier de Dijon m'a rappelé. Les poils sont longs et enroulés à leur extrémité. Donc tombés d'une perruque, tu imagines de quelle sorte. Ça ne mène pas loin mais le tueur a pris tout de même un risque. Pourquoi la porte-t-il ?
— Pour s'immerger dans le rôle ?
— Tu penses à Château. Mais je crois qu'il n'a pas besoin de cet artifice pour entrer dans le personnage. Ou l'inverse. Pour que le personnage entre en lui et vienne le posséder. Il sait quoi faire. Il a la clef. Bien plus puissante qu'une misérable perruque que n'importe qui peut coiffer.
Veyrenc se servit un second verre de porto.
— Tu te souviens de la mort de Robespierre ? enchaîna Adamsberg en s'animant. Du récit que nous en a fait Danglard dans la voiture ? Quand on le transporte blessé sur un brancard, quand deux chirurgiens viennent le soigner ?
— Bien sûr.
— Un des médecins met sa main dans la bouche. Il en retire un broyat sanglant, et deux dents qui ont sauté. À présent, tu es ce chirurgien. Fais un effort. Tu as, allongé devant toi, Robespierre. Celui qui il y a peu était le maître adulé du pays, l'idole de la Révolution, le grand homme. Qu'est-ce que tu fais des dents, Louis ?
— Pardon ?
— Les dents que tu as récupérées dans ta main ? Les dents du grand Robespierre ? Tu t'en fous ? Tu les jettes par terre comme un déchet trivial ? Comme si tu étripais un canard ? Réfléchis.
— Je vois, dit Veyrenc après un instant. Non, je ne les jette pas. Je ne peux pas les jeter.
— N'oublie pas, tu n'es pas robespierriste. Alors ?
— Quand bien même. Je ne les jette pas.
— Tu les gardes, affirma Adamsberg en frappant du plat de la main sur la table. Bien entendu tu les gardes. Ne serait-ce que pour ne pas commettre le blasphème de les jeter aux chiens. Mais ensuite, citoyen chirurgien, quand Robespierre est mort, quand son corps est détruit par la chaux vive pour qu'il ne réapparaisse jamais, que fais-tu ? Que fais-tu des dents ?
Veyrenc réfléchit rapidement, avalant une petite gorgée de porto, déplaçant sa jambe.
— Je ne suis que chirurgien, je ne suis pas robespierriste, résuma-t-il pour lui-même. Eh bien, quelques mois plus tard, je les confie à quelqu'un. À quelqu'un pour qui elles auront une importance inouïe et qui ne les fera pas disparaître.
— À qui ? Aide-moi, je ne sais pas.
Veyrenc se concentra de nouveau, plus longuement, compta sur ses doigts, secoua la tête, semblant évaluer les éventuels candidats, en garder et en rejeter.
— À celle qui l'a aimé follement toute sa vie. En fait, il y avait deux femmes. Mme Duplay, sa logeuse, et l'une de ses filles, Éléonore. Mais Mme Duplay s'est pendue en prison après l'exécution de Robespierre. Me reste Éléonore. Oui, je vais porter les dents à Éléonore. Il était son dieu.
— Qu'est-elle devenue ?
— Elle a échappé par miracle à la répression qui a suivi, et elle lui a survécu quelque quarante années. Mais privée de lui, sa vie s'est éteinte. Elle a vécu ce presque demi-siècle en recluse, avec sa sœur je crois. C'est un deuil qui n'a jamais pris fin.