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— Trop tard pour quoi ?

— Pour le taux d'alcoolémie, dit-il, pendant que son collègue sortait un ballon et le lui tendait.

— Soufflez, commissaire.

— Je vous le répète, dit Adamsberg aussi calmement que possible, j'ai une urgence.

— Désolés, commissaire. Votre trajectoire était incertaine.

— Incertaine, confirma l'autre gravement, comme s'il traitait une affaire d'État. Vous serriez dans les tournants.

— Je conduisais vite, c'est tout. Urgence, je dois le dire combien de fois ?

— Soufflez, commissaire.

— D'accord, céda Adamsberg, passez-moi le ballon.

Il se rassit sur le siège avant et souffla. Le moteur tournait toujours.

— Positif, déclara le gendarme. Suivez-nous.

Adamsberg, déjà en position de conduite, claqua la portière et démarra en trombe. Avant que les deux hommes aient le temps de remonter sur leurs motos, il prit un embranchement sur la droite et s'échappa par les petites routes.

22 h 30, nuit noire et pluie fine. Il freina à 23 h 10 devant le portail de bois du Haras de la Madeleine. Les lumières étaient encore allumées dans les deux pavillons. Il frappa violemment à la porte.

— C'est quoi ce boucan ? dit Victor, émergeant dans l'allée.

— Adamsberg ! Ouvre, Victor.

— Commissaire ? Vous comptez encore nous emmerder longtemps ?

— Oui. Ouvre, Victor.

— Pourquoi vous n'avez pas sonné ?

— Pour ne pas réveiller Céleste, au cas où elle se trouve encore dans la maison.

— En tout cas, vous avez dû réveiller Amédée, dit Victor en ouvrant le portail, avec le lourd bruit de chaînes.

— C'est allumé chez lui.

— Il dort avec la lumière.

— Je croyais que vous dormiez dans son pavillon.

— Après, quand j'ai fini mon travail. Voilà, vous l'avez réveillé.

Amédée traversait l'allée, ayant enfilé en hâte un jean et une grosse veste sur son torse nu.

— C'est le commissaire, lui dit Victor. Encore le commissaire.

— On se dépêche, dit Adamsberg.

Victor le conduisit dans une petite pièce, peu meublée, un lourd canapé de cuir usé, un vieux fauteuil, une table basse. Pas d'objets de famille chez lui, évidemment.

— Vous voulez du café ? demanda Amédée, un peu apeuré.

— S'il te plaît, oui. Cette scène du tout début, Victor, décris-moi encore cette scène.

— Quelle scène, bon sang ?

Victor avait raison, il pouvait ralentir à présent. Il n'y avait pas d'urgence.

— Désolé. J'ai roulé à tombeau ouvert, j'ai été arrêté par les flics. Ces cons m'ont fait souffler dans le ballon.

— Et alors ?

— Positif.

— Et comment êtes-vous là ? demanda Victor. Passe-droit pour les commissaires ?

— Tout le contraire. Ils se frottaient les mains à l'idée de m'entauler. J'ai sauté dans ma voiture et j'ai filé.

— Délit de fuite. Mauvais, ça, dit Victor, amusé.

— Très, confirma calmement Adamsberg. Raconte-moi la scène, quand les douze Français se sont rassemblés autour de la table à l'auberge de Grimsey. La veille du départ pour l'île du Renard.

— D'accord, dit Victor. Mais je raconte quoi ?

— Le meurtrier, décris-le moi.

Victor se leva, soupirant, balançant les bras.

— Je l'ai déjà fait.

— Recommence.

— C'était un type normal, moyen, dit Victor d'un ton las. Sauf les cheveux, il en avait beaucoup. Il avait une gueule qu'on ne remarque pas, une petite barbe en collier, des lunettes. La cinquantaine, ou moins que ça. Quand on est jeune, on trouve tout le monde vieux.

— Et sa canne, Victor, tu avais bien parlé d'une canne ?

— C'est important ?

— Oui.

— Eh bien il avait une canne, pour tester la glace quand on marche.

— Tu as dit qu'il faisait quelque chose avec cette canne.

— Ah oui. Il la levait, et il la laissait retomber au sol. Ça faisait du bruit sur les dalles. Toc. Toc. Toc.

— Vite, ou lentement ? Essaie de te souvenir.

Victor abaissa son front, fouilla sa mémoire.

— Lentement, dit-il finalement.

— Bien.

— Je ne comprends pas. Vous avez voulu coûte que coûte, et on ne sait pas pourquoi, finir de résoudre l'histoire de l'Islande.

— Oui.

— Et vous l'avez fait. Mais vous ne cherchez pas le meurtrier de l'île, vous cherchez le meurtrier du cercle Robespierre. Celui qui laisse les signes.

— C'est vrai.

— Alors pourquoi recommence-t-on avec l'Islande ?

— Parce que je cherche les deux meurtriers, Victor. Passe-moi du papier, plusieurs feuilles, et de quoi dessiner. Un crayon de préférence.

Amédée lui apporta le matériel, et un plateau pour qu'il puisse se caler.

— Il n'y a qu'un crayon bleu. Cela ira ?

— Très bien, dit Adamsberg en se mettant au travail. J'en fais plusieurs, Victor. Je commence par le tueur de l'île.

Adamsberg travailla en silence pendant dix minutes. Puis il passa un premier dessin à Victor.

— Il était comme ceci ? demanda-t-il.

— Pas vraiment.

— Ne me mens plus, Victor, cette fois nous sommes réellement au bout de la route, acculés contre les barrières. Et nous n'allons pas les casser au porto. Ou était-il comme cela ? dit-il en lui passant un autre dessin. Cela te va mieux ?

— Si vous trafiquez les portraits jusqu'à ce que ça colle, je ne marche pas.

— Je ne trafique pas, je déduis.

— De quoi ?

— D'un visage d'aujourd'hui que je rajeunis de dix ans. Ce qui n'est pas simple, car ce visage n'a rien de remarquable, comme tu l'as dit. Pas de nez busqué, pas d'yeux étincelants, pas de menton proéminent, rien de tout cela. Ni laid ni beau. Ni Danton ni Billaut-Varenne. Alors ? Comme cela ?

Victor observa le portrait, puis le laissa glisser sur la table basse et serra les lèvres.

— Vas-y, dit Adamsberg. Dis.

— D'accord, dit Victor en soufflant comme s'il avait couru. Comme cela.

— C'est lui ?

— Oui.

— Le tueur de l'Islande.

Adamsberg sortit quelques cigarettes chiffonnées de sa poche et les proposa à la ronde. Amédée en prit une et l'examina.

— C'est de la contrebande ? Du shit ?

— Non, c'est à mon fils.

Adamsberg alluma sa cigarette, reprit le crayon et se remit au travail. Un bruit l'alerta au dehors et il s'interrompit, un instant attentif. Feuilles en main, il s'approcha de la fenêtre sans rideaux qui donnait sur le parc. La nuit était opaque et le réverbère de la route éclairait faiblement la portion de l'allée entre les deux pavillons.

— C'est peut-être Marc, dit Victor. Il fait du bruit quand il se balade.

— Il abandonne Céleste la nuit ?

— Normalement non. Il vient peut-être vous saluer. Ou bien c'est le vent.

Adamsberg revint s'asseoir et reprit son crayonnage. Trois nouveaux portraits, qui lui prirent quinze minutes.

— Qu'est-ce que vous dessinez maintenant ? demanda Amédée.

— Maintenant, je dessine l'autre. Le meurtrier du cercle Robespierre. Je sais que tu l'as vu, Victor. Quand tu accompagnais Henri Masfauré à l'Assemblée.

— Je ne regardais pas tout le monde.

— Mais lui, si. Nécessairement.

— Pourquoi ?

— Tu le sais.

— Pourquoi trois dessins ?

— Parce que le type a plusieurs figures, et je ne sais pas laquelle tu connais. Mets son visage sous de la poudre blanche, des ombres grises, ajoute de la silicone dans les joues, une perruque, une dentelle qui gomme le cou, et l'illusion est là. Je t'en dessine donc plusieurs. Car on ne peut pas, même avec tous les maquillages du monde, changer l'inclinaison des yeux, la disposition des lèvres, l'implantation des pommettes. Voici, dit-il en disposant ses nouveaux croquis sur la table basse.