— Quand vous étiez Robespierre ?
— Tout juste, commissaire. C'était un robespierriste acharné. Il ne lui reprochait qu'une chose : cette fameuse vertu. Le fait que Robespierre n'ait jamais souhaité assister à une seule exécution. Son dégoût pour le sang. Il estimait que ce n'était que vile hypocrisie. « Analyse d'amateur, mon ami », lui expliquait Leblond. Mais Charles n'en démordait pas. Il aurait voulu Robespierre homme d'action, et non de cabinet, il aurait voulu le voir trancher les têtes lui-même en courant par les rues avec le peuple, les embrocher sur des piques, le voir monter en personne sur l'échafaud pour actionner la guillotine. Aujourd'hui, il est aisé de comprendre : Charles aimait ça, lui, le sang, les exécutions, les massacres. Et lui-même. Qu'importaient deux vies en Islande, si lui pouvait survivre ? Mais pourquoi s'est-il mis tant d'années plus tard à les tuer tous en chaîne ? Fut-il saisi d'une furie meurtrière ?
— D'une furie protectrice, Château. Alice Gauthier était passée aux aveux, et dès lors, l'équilibre des survivants d'Islande vacillait. Amédée Masfauré pouvait parler, et son père avec lui. Victor de même. Le contrôle du groupe lui échappait. Il a décidé d'en finir avec tous, une bonne fois.
— Je ne peux pas le concevoir, répéta Château pour la treizième fois. Six meurtres et presque onze. Comment va cette femme, celle qu'il a mitraillée dans les bois, tel un exécrable Fouché ?
Adamsberg marqua un arrêt.
— Pronostic réservé, ainsi qu'ils disent.
— J'en suis navré. Après la dernière assemblée de juillet, après les séances des 8 et 9 thermidor, je dissous l'association.
— Vous m'aviez dit que vos finances — allouées par Masfauré mais sur ordre de Charles Rolben, vous vous en doutez — vous permettaient d'arriver au terme de votre recherche.
— Peu importe, commissaire, il serait indécent de poursuivre. Le rideau tombe. Quand on saura d'ailleurs qui était Charles, ce qu'il a fait, et de quelle association il était secrétaire, le scandale nous balaiera, quoi qu'il advienne. La page est tournée.
Château s'assit sur un banc, jambes étendues, dos néanmoins toujours droit, et Adamsberg alluma une cigarette dans la pénombre.
— Pourquoi pas ? dit Adamsberg. Et pourquoi ne pas le vivre autrement ?
— Vivre quoi ?
— Robespierre. Vous ne portez pas les dents ce soir, n'est-ce pas ?
— Quelles dents ?
— Ses dents. Qui furent récupérées par le chirurgien dans la nuit du 10 Thermidor, puis données à Éléonore Duplay, puis à François-Didier Château, et de descendant mâle en descendant mâle, arrivées jusqu'à vous. Vous qui descendez du fils présumé de Robespierre.
— Vous affabulez, commissaire.
— Là, dit Adamsberg en posant un doigt sur le thorax de Château. Vous les portez là, en médaillon. Et alors, IL entre. Il évacue François Château corps et âme, et il revient, et il existe, seul, sans vous.
Château tendit une main pour demander une cigarette, sans plus s'étonner à présent de leur aspect.
— À quoi bon se cabrer encore ? dit Adamsberg en lui donnant du feu. L'histoire s'achève.
— En quoi cela vous importe-t-il ? Que ces dents existent ou non ? Que je les porte ou non ? Qu'IL entre ou non ? Quel intérêt ?
— L'intérêt peut s'appeler ce « François Château corps et âme ». Qui finira dévoré par Lui, et pourquoi pas d'ailleurs ? Mais ce soir, je ne supporte plus les dévorations, je suppose.
— Il n'y a pas de solution, dit sombrement Château.
— Faites une analyse ADN. Des dents et de vous-même. Vous aurez la réponse. Vous saurez enfin si vous descendez réellement de lui, ou si la fille-mère, en 1790, s'est seulement vantée d'être enceinte du grand homme.
— Jamais.
— Vous avez peur ?
— Oui.
— D'être son descendant ou de ne pas l'être ?
— Des deux.
— Les peurs qui prolifèrent dans le doute, comme des champignons dans une cave, ne peuvent être expulsées que par une connaissance certaine.
— Idée si simple, commissaire.
— En effet. Mais vous saurez, et cela changera bien des choses.
— Je ne souhaite pas changer bien des choses.
— Ce seront des faits historiques, enchaîna Adamsberg. Vous pourrez, quelle que soit la réponse, continuer à vous produire sous les allures de Robespierre, si cela vous chante. Mais vous saurez qui est lui, et qui est François Château. Ce n'est pas rien. Et les dents, vous les porterez là où elles doivent être : au peuple, dirait Robespierre. Rendez-les au peuple. Au musée Carnavalet, où ils ne possèdent qu'une malheureuse mèche de ses cheveux.
— Jamais, répéta Château. Jamais, vous m'entendez ?
Adamsberg écrasa sa cigarette et se leva pour tourner de nouveau autour de la statue d'Henri IV.
— Je m'en vais, dit-il enfin en revenant vers le banc.
Adamsberg s'éloigna, laissant Château à son pesant destin, et traversa le pont qui le menait sur la rive gauche, respirant l'odeur de la Seine au passage, s'accoudant au parapet pour la regarder s'écouler, sale, dégradée, mais encore puissante. Un quart d'heure passa, plus peut-être. Château était soudain appuyé sur le muret à ses côtés, non pas allègre, mais un peu reposé, vaguement souriant.
— Je vais le faire, commissaire. Cet ADN.
Adamsberg hocha la tête. Puis Château se redressa, dos très raide — et cela, il le conserverait toujours — et lui tendit la main.
— Merci, citoyen Adamsberg.
Et c'était la première fois que Château l'appelait par son nom, et non pas par son titre.
— Que la vie te soit bonne, citoyen Château, répondit Adamsberg en serrant sa main. Et que tes descendants soient des filles.
Adamsberg rentra chez lui à pied. Avant d'ouvrir la petite barrière, il regarda sa paume. Il n'est pas donné à tout le monde de serrer la main de Robespierre.
XLVIII
Adamsberg avait attendu pour partir d'avoir de bonnes nouvelles de Céleste, et Danglard l'avait conduit à l'aéroport. Ils se séparèrent à la porte d'embarquement. Demain, le commandant devait commencer seul l'interrogatoire du tueur Charles Rolben.
— Savoir comment l'aborder, dit Danglard, quel chemin prendre, quelle tactique adopter, cela me tracasse.
— Pas de quoi, Danglard. Rolben est cruel et sans conscience, il est donc inutile de chercher une tactique. Il ne s'effondrera jamais, que ce soit sous l'effet de la douceur, de l'esprit, de la finesse, de la violence ou de votre vin blanc. Il est maître de la violence, n'attendez rien de lui. Contentez-vous d'aligner nos preuves et nos témoins. Une seule chose, peut-être, le fera exploser. Que vous ne teniez pas compte de lui, que vous parliez comme s'il n'avait guère d'importance. Tenez-moi au courant. Vous allez voir Céleste ?
— Cet après-midi.
— Alors rendez-lui ceci, dit Adamsberg en sortant la pipe de sa poche, ça la revigorera. Et dites-lui que Marc est rentré à bon port au Haras.