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Seule, elle pouvait laisser son esprit vagabonder sur ces murs, si lourds de passé. Ils ont une âme. Cet endroit a une âme : il respire, il raconte. Il chuchote ses histoires à ceux qui veulent bien les écouter. Telle une fresque immense et sombre. Tant d’énigmes résolues, de justice rendue. Tant de crimes élucidés, de bravoure et de lâcheté…

Par ces chemins détournés, elle arriva au coin détente de l’étage : quelques tables hautes recouvertes de formica rouge écaillé, une banquette en plastique beige vissée le long du mur, une vieille machine à café et une fontaine réfrigérée, dernier cadeau en date du Patron. Un endroit stratégique ; le lieu où se faisaient et se défaisaient les alliances, où certaines affaires trouvaient leur solution. Le point d’eau de la savane. Après 10 h 30, il n’y avait quasiment jamais personne ici. Et, c’est bien connu, les gazelles attendent le départ des fauves pour venir s’abreuver.

Comme Jeanne qui préférait éviter les endroits trop fréquentés, les heures où elle risquait de rencontrer ses collègues. Ceux-là mêmes qui ne portaient pas attention à elle. Alors que, pourtant, elle avait toujours l’étrange impression d’être épiée, dévisagée. Autopsiée.

Elle mit une pièce dans l’automate et pressa la touche boisson chocolatée. Le café, elle préférait l’éviter aussi : il avait tendance à lui donner la bougeotte. Avec son gobelet fumant, elle s’appuya à une table haute. Le commissariat était en ébullition depuis ce matin. Parce qu’ « il » avait encore frappé cette nuit. « Il », le tueur qui semblait avoir élu domicile dans la région et avait déjà assassiné deux femmes en quinze jours, mettant les hommes du capitaine Esposito sur les nerfs. Deux meurtres identiques qui marquaient sans doute l’avènement d’une macabre série. Mais Jeanne, la simple secrétaire, l’obscure gratte-papier, demeurait bien éloignée de tout cela.

Elle retourna dans son service et s’installa derrière son ordinateur. Elle avait du courrier à taper pour le Pacha et elle était en retard. Elle prit malgré tout le temps de vérifier que tout était bien en ordre sur son bureau. Que personne n’était venu fouiller dans ses affaires. Même si cela faisait sourire ses collègues. De toute façon, elles passaient leurs journées à la surveiller, à disséquer ses moindres mouvements. A se moquer d’elle. Peut-être étaient-elles jalouses ? Peut-être. Mais de quoi ?

Le quai habituel, les visages habituels. Sauf que ce soir, Jeanne les détaillait derrière ses lunettes. Elicius… Un petit souffle marin remontait tout droit de la Canebière, chargé d’une fraîcheur salée et désaltérante. Jeanne regardait encore, le sonar en alerte, passant au crible chaque nouveau venu. Mais aucun de ces hommes ne semblait avoir du sang divin. Et, lorsque le Marseille-Miramas arriva, elle fut la première à monter à bord. Ne pas se faire piquer SA place, ne pas laisser quelqu’un empiéter sur son territoire.

Elle alla bien vite s’asseoir et cala son sac entre ses pieds. Elle avait presque peur de regarder sur le côté du siège. Peur de ne rien trouver. Elle se pencha en avant pour vérifier que son sac était bien fermé ; pour se rassurer dans ce moment de doute.

Puis, elle glissa sa main à droite du fauteuil et sentit la douceur du papier entre ses doigts. Merci ! Merci mon Dieu !

Elle saisit la lettre et la garda longuement au chaud dans ses mains. Elle préférait attendre le début du voyage pour plonger dans sa lecture. Parce qu’elle aimait ce chant monotone, pulsations qui avaient quelque chose d’apaisant. Quelque chose d’humain. Et puis cette sensation de vitesse lui plaisait tant…

Les minutes s’éternisaient… Jusqu’à ce que le train ne se décide enfin à démarrer. Doucement, d’abord ; sans geste brusque. Le temps de sortir de la gare, d’affronter le soleil de Marseille et de mai. Une lumière violente inonda le wagon et Jeanne ouvrit enfin l’enveloppe.

Cette fois, il y avait deux feuilles. Une lettre plus longue que la première.

Elle sourit et regarda autour d’elle une dernière fois : personne ne l’espionnait, personne ne prêtait attention à elle. Son sac était bien fermé. Elle pouvait partir à la rencontre d’Elicius.

« Mardi, le 13 mai,

Ma chère Jeanne,

J’avais vraiment hâte de vous retrouver, de vous savoir à nouveau avec moi. J’espère que vous aussi, vous brûliez de ce rendez-vous… Et, comme je vous l’ai dit dans ma première lettre, j’aimerais que nous fassions connaissance, j’aimerais que vous sachiez tout de moi. Mais ce n’est pas facile de se raconter. Pas facile de trouver les mots. Pourtant, je sens que je peux avoir confiance en vous. Je suis sûr que vous ne vous attachez pas aux apparences. Que vous êtes capable d’aller bien au-delà de ce que voit le commun des mortels.

J’ai tellement de choses à vous dire, tellement de souffrance à vous écrire. J’aimerais être un autre, être différent de ce que je suis. J’ai tant de visages à oublier, tant de cris qui viennent me hanter. Pourtant, je ne regrette rien. Je n’y arrive pas. Ce sentiment terrible d’avoir fait ce que je devais faire. D’avoir rendu une justice trop longtemps bafouée… »

Jeanne reprit sa respiration. Mais de quoi parle-t-il ? De quels cris, de quels visages ? Et de quelle justice ? Une angoisse encore un peu floue l’envahit. Elle serra les pieds contre son sac et continua.

« Je ne suis pas comme les autres, Jeanne. Tout comme vous, d’ailleurs. C’est pour cela que vous pourrez me comprendre. Je regarde le monde comme on regarde un film, sans avoir l’impression d’y participer. Un peu comme s’il tournait sans moi. Un étranger qui ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe autour de lui. Peut-être parce qu’on a brisé ma vie, il y a longtemps. Et, depuis, tout n’est que vengeance. Haine et vengeance… »

Ce n’était plus des mots doux, des mots d’amour. Un cri, un hurlement qu’elle croyait entendre. Un frisson dans la nuque, des fourmis dans les jambes. Déstabilisée, Jeanne reprenait ses esprits. Elle pressentait que cette lecture la conduisait vers un monde dangereux, que ces lettres n’étaient pas inoffensives. Qu’elle allait peut-être souffrir. Mais depuis quand n’avait-elle pas souffert ? À moins qu’elle ne souffre chaque jour. C’est pas parce qu’on ne pleure pas qu’on ne souffre pas. Un petit tour d’horizon du wagon et de ses hôtes : aucun regard ne croisa le sien, la pression retomba. Et elle franchit à nouveau la limite.

« Je ne vais pas vous raconter ma vie, Jeanne. Pas encore. C’est trop tôt. D’ailleurs, je vais vous parler de vous. De ce que je ressens pour vous. Il y a si longtemps que je n’ai pas connu une telle attirance pour quelqu’un. Si longtemps que mon cœur est prisonnier de la glace… »

Un peu classique, pensa-t-elle. Un cœur prisonnier de la glace, c’est trop classique. Pas assez original. Mais, après tout, Elicius n’était pas un écrivain. Et ce courrier n’était pas le passage d’un roman. Alors, rien à foutre du style…

« Vous n’avez pas conscience de votre beauté, Jeanne. On dirait même que vous faites tout pour la cacher. De quoi avez-vous donc peur ? Peur que l’on vous regarde ? Que l’on vous trouve belle ? Parce que vous êtes belle, Jeanne. Et je ne me lasserai jamais de vous l’écrire. Avant de vous le dire, peut-être. Un jour. Dans ce train, pourquoi pas ! Je vous imagine, penchée sur ma lettre, sur mes mots. Je ferme les yeux et je vous vois. Chaque fois que je ferme les yeux, je vous vois. Je n’y peux rien, vous savez. Tout cela s’est imposé à moi le premier jour où je vous ai vue. Inutile de lutter, ce serait peine perdue. L’image de votre visage me réconforte dans les moments difficiles. Vous avez pris une telle importance dans mon univers… Je ne cesse de penser à vous et j’aimerais prendre la même place dans votre vie. J’aimerais que vous m’aimiez comme je vous aime, Jeanne. Mais, pour m’aimer, il vous faut me connaître. Savoir ce que je suis… »